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Cultures zéro subvention

Détours culturels en milieu rural

Un folklore bien implanté dans les campagnes françaises. Author provided

Cette chronique présente les pratiques culturelles contemporaines de la majorité des Français, celles qui existent le plus souvent en dehors de toute institution publique, une culture à zéro subvention, « marginalité d’une majorité » comme l’écrivait Michel de Certeau.


Les premières notes de « Last Night » de Chris Anderson et DJ Robbie retentissent à peine, que cinq, dix, quinze, vingt personnes se précipitent sur la piste de danse, plutôt des femmes, quelques hommes, des adolescentes, des personnes âgées.

Visiblement, le tube était très attendu. Après ce moment d’apparente confusion, des lignes de danseurs se forment, bien rangées les uns derrière les autres, organisées en formation carrée. Chacun connaît la cadence, et ensemble les danseurs effectuent pas sautés, quart de tour, demi-tour, en avant, en arrière… 1-8 vine to right, cross kick, vine to left, cross kick… Ils dansent le madison.

Avec ou sans chapeau de cow-boy, l’engouement collectif intergénérationnel est manifeste. Nous sommes à Villiers-au-Bouin durant la fête du village au mois de juin 2012.

Après les pratiques culturelles vidéo-numériques de notre article précédent, un détour par les régions rurales du Grand-Ouest, dans le triangle constitué par les Pays de Loire, le Centre Val de Loire et le nord de la région Nouvelle-Aquitaine permet d’appréhender d’autres pratiques culturelles, celles des milieux ruraux. Ces pratiques aux spécificités marquées se construisent dans une tension entre d’un côté, l’influence urbaine, et de l’autre, des pratiques « traditionnelles » mâtinées d’emprunts internationaux tout à fait contemporains, comme les arts de la rue et l’univers de la musique country. Ces pratiques bien que peu visibles sont des exemples de sociabilités culturelles : le fameux lien social qui se tisse en une multitude de moments grands et petits, publics ou privés, qui, bien que sous nos yeux, passe inaperçu.

Réinterpréter des pratiques culturelles urbaines

Les réseaux de professionnels de la culture – entendons par là des professionnels à même de bénéficier de subventions publiques – se déploient dans les territoires les plus éloignés des grandes villes. Et l’on voit ressurgir un peu partout des formes culturelles nées en ville, comme les arts de la rue, les musiques électroniques, le hip-hop ou le métal, l’art contemporain et le street art.

Il reste que ces pratiques sont souvent réinterprétées dans ce cadre rural, au gré d’un contexte local et d’un héritage culturel. Un héritage en effet, parce que contrairement à l’idée répandue de « désert culturel », les milieux ruraux ont toujours développé leurs propres pratiques souvent autour de la musique, du bal aux fanfares et autres orphéons, mais également autour de multiples formes de danses et des formes plastiques, lors de feux d’artifice, fêtes votives ou carnavals.

Un ensemble de pratiques qui, bien que considérées parfois comme folkloriques, et donc plutôt méprisables par un grand nombre d’urbains, rythment la vie des villages et leurs identités. Elles s’organisent autour d’esthétiques propres, toujours en évolution, pouvant donc prétendre au qualificatif de « culturel ».

La rencontre entre pratiques urbaines et pratiques culturelles locales peut cependant produire dans certains cas des formes originales de festival. Citons par exemple le festival d’art de rue né en 1996 dans le village de Bouillé Saint Paul (Deux Sèvres) qui se déroule dans un champ et une cour de ferme. Comme nous le déclarait le maire en 2008 :

« Les gens choisissent d’habiter à la campagne surtout parce que c’est moins cher et donc qu’est-ce qu’on propose à cette nouvelle population ? »

Une forte implication des habitants

Prenant en compte les « néo-ruraux », mais jouant également de formes culturelles plus anciennes avec la population locale, la réussite du festival tient largement à l’implication de ses 400 habitants tout au long de l’année pour son organisation, avec le choix collectif d’un thème pour le festival et du décor pour lequel chacun va s’investir : la mer en 2004, la conquête spatiale en 2005, le recyclage en 2006, le monde végétal en 2007, etc.

L’implication des habitants tient également au lien qui est fait avec les formes culturelles « traditionnelles » comme le repas de fête autour du plat très local jambon/mogettes qui est ici remis en scène à côté des arts de la rue.

Enfin, cette implication renvoie également aux types d’expériences esthétiques que permettent d’éprouver les spectacles de rue, soit une forme et des codes accessibles pour tous les publics sans médiation culturelle.

Si intérêt esthétique il peut y avoir, la culture est plutôt ici prétexte festif, moment collectif. Réconciliation entre la fête et la contemplation, avant le « supplément d’âme » cher aux professionnels de la culture, ce sont les sociabilités conviviales qui sont recherchées par les publics.

Le festival de Bouillé St Paul est une réussite hybride qui reste assez rare et fragile dans les mondes ruraux. Certains festivals originaux comme celui de Pougne Hérisson (Deux Sèvres) ou d’autres festivals de « musiques amplifiées » estivaux parviennent cependant à faire dialoguer mondes ruraux et urbains.

Le succès des festivals country

Mais à y regarder de plus près, les pratiques culturelles parmi les plus répandues dans les mondes ruraux diffèrent des pratiques urbaines. Parmi elles, la country, ses déclinaisons musicales et dansées et le folklore coloré qui lui est associé tient une place importante voire centrale, sous diverses formes.

Chapeaux, bottes de cuir, vestes et pantalons en jeans : en un mystérieux transfert transatlantique, les mondes ruraux français reprennent à leur compte l’affirmation identitaire inhérente au folklore lié au cow-boy américain.

Les fêtes country font appel à un imaginaire made in USA. Author provided

On peut y voir à la fois un instrument de lutte contre les accusations de ringardise et un détour par le « nouveau monde » qui permet aux ruraux de reprendre pied dans une forme de modernité par la culture. Ancienne manière d’être ensemble, le bal, la danse, le carnaval sont là aussi revisités en une pratique collective construite à travers les flux culturels mondialisés.

Une rupture forte persiste ainsi entre ces formes culturelles plébiscitées par les « habitants ancestraux » tel que Jean-Pierre Le Goff les nomme dans La Fin des villages et les plus récents, amateurs de formes culturelles urbaines portées principalement par les professionnels de la culture ou certains publics urbains des classes moyennes. Car en effet, cette dichotomie des pratiques croise également, il faut le souligner, une dichotomie plus sociale, entre classes moyennes et populations plus modestes, souvent issues des métiers de l’agriculture, de la chasse, ouvriers et artisans également. De même, avoir fréquenté un lycée urbain ou périurbain est un discriminant majeur pour l’accès à telle ou telle pratique. Enfin, la limite géographique est incertaine pour ce qui est d’une appartenance urbaine ou rurale et l’adoption des pratiques culturelles qui suivent cette dichotomie.

Néanmoins, en une sorte d’hybridation entre influences rock’n’roll, folklore paysan et influences rurales américaines, la country sous toutes ses déclinaisons constitue un socle de pratiques culturelles de référence dans la majorité des milieux ruraux du Grand Ouest, mais aussi dans d’autres régions françaises. D’autres types de musiques, comme les musiques celtes et les fest-noz, jouent un rôle similaire en Bretagne, par exemple.

Un renouveau des mondes ruraux

Outre les festivals dédiés à la musique country, mais de manière plus significative et moins visible, il n’est pas de fête locale, de bal du Quatorze Juillet ou de comice agricole qui, à un moment donné, ne verse dans les danses de la country. Le phénomène est systématique. Il rassemble les plus âgés, mais beaucoup de jeunes aussi, loin d’être anodin, il est fédérateur.

Le mythe du cow-boy continue de séduire. Author provided

Lors de ma visite au festival de Bouillé St Paul, j’avais fait une halte à Massais, à 3 km de Bouillé. Au café du village, personne ne parlait du festival d’arts de la rue. Les habitants parlaient plutôt d’un autre festival, un festival de country qui avait lieu le même jour à une vingtaine de kilomètres. S’il faut distinguer les danseurs occasionnels des pratiquants assidus, ces pratiques culturelles sont bel et bien l’occasion d’une créativité continue. Les plus impliqués font partie d’associations, ils sont danseurs, organisateurs, musiciens et peuvent se réunir plusieurs fois par semaine, se déplacer de nombreux week-ends durant l’année.

Actifs, seuls et souvent en famille, ils participent à l’élaboration de nouvelles chorégraphies, car si le Madison est la danse phare de la country, le répertoire des danses ne cesse de s’enrichir de nouvelles chorégraphies.

Puiser dans ces pratiques culturelles importées elles-mêmes des campagnes américaines permet un certain renouveau des mondes ruraux, à travers une sorte de réinvention des pratiques folkloriques à forte dimension identitaire et la mobilisation de codes américains perçus comme « modernes » et valorisés.

Dans un mouvement de mondialisation, les canaux du western, de la musique et du cinéma hollywoodien alimentent les pratiques culturelles rurales, réinterprétées en France. Mais cette réinvention permet paradoxalement d’affirmer une sorte de persistance distincte des mondes ruraux face aux mondes urbains.

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