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En 1926, le combat pour le droit à la libre critique des films

Jim le haponneur au cinéma dans Le Journal du 20 mai 1928. Retronews

Nous vous proposons cet article en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France.


La critique des films prochainement à l’affiche est une pratique aujourd’hui communément admise, et même accessible à tous, chacun ayant désormais la possibilité et la liberté de donner son avis de diverses manières sur Internet. Or, cela n’a pas toujours été le cas. Le droit de faire la critique d’un film a longtemps été remis en cause par les producteurs de cinéma. Dans les années 1920, un événement va cependant provoquer, sur le long terme, l’émancipation de la critique cinématographique.

L’affaire remonte au 15 octobre 1926 : Léon Moussinac, critique au journal L’Humanité dans lequel il tient une rubrique cinématographique toutes les semaines depuis plus de trois ans, publie une critique incisive du film américain Jim le harponneur (The Sea Beast) réalisé par Millard Webb et distribué en France par la Société des Cinéromans.

Celle-ci appartient à un magnat de la presse et du cinéma, Jean Sapène, qui est par ailleurs directeur du quotidien Le Matin, fondateur du consortium de la presse parisienne regroupant les quatre grands quotidiens Le Matin, Le Petit Journal, Le Petit Parisien et Le Journal, et administrateur de la maison de production Pathé-Consortium-Cinéma. Le jugement de Moussinac est sans appel sur Jim le harponneur, dont il explique qu’il est selon lui :

« Le type même du mauvais film américain et du mauvais film tout court. […] Jim le harponneur constitue l’exemple caractéristique du spectacle cinéma-tographique à siffler sans hésitation. »

Le hasard et l’anecdote veulent qu’il inaugure dans le même numéro une consultation auprès de la corporation du cinéma sur le statut de la critique cinématographique.

Le crime de « critique »

« Quelle illustration inespérée de l’opportunité et de la portée de l’enquête menée par notre camarade Moussinac, en quatrième page, sur la domestication de la critique par les distributeurs de publicité cinématographique. À peine est-elle lancée que les vendeurs de films s’insurgent contre qui refuse d’être à leur solde »

note deux semaines plus tard Paul Vaillant-Couturier, qui annonce ainsi en une le procès intenté par Jean Sapène au journal et à Moussinac sous le titre : « La Société des Cinéromans poursuit L’Humanité… pour crime de “critique” ! ».

Ne manquant pas d’humour, Moussinac publie en page 4 du même numéro l’assignation du tribunal comme étant la réponse de Sapène à son enquête.

Cette enquête s’inscrit dans un mouvement de contestation plus large de la part de certains critiques soucieux de la liberté et de l’indépendance de la critique cinématographique, qui reprochent depuis plusieurs années à des journaux quotidiens et revues professionnelles leur inféodation aux maisons de production, les accusant de n’être que des « agents de publicité […] camouflés en critiques » comme l’écrira Moussinac.

Sapène réclame donc 100 000 francs de dommages-intérêts en raison du préjudice commercial causé par la critique du film, et intente en parallèle deux autres procès à L’Humanité pour des articles visant des réalisateurs de sa société. Le tout faisant partie selon lui d’une campagne de dénigrement plus vaste à son encontre. Il est vrai que L’Humanité, et notamment Moussinac, se sont employés à plusieurs reprises à dénoncer les ambitions capitalistes de Sapène.

Déroulement du procès

Le premier procès, qui se tient devant la 3e chambre du Tribunal civil de la Seine le 13 mars 1928, est un événement important en ce qu’il constitue la première occasion pour la justice d’établir les droits des critiques de cinéma. Un compte-rendu des argumentaires des deux parties paraît le jour suivant dans L’Humanité. Le verdict tombe le 20 mars : L’Humanité et Moussinac sont condamnés à 500 francs de dommages-intérêts. Le journaliste qui commente le procès dès le lendemain exprime son incompréhension face à une décision qu’il qualifie d’« aussi incohérente que tendancieuse ».

À l’annonce de la sentence du procès, de nombreux confrères, toutes sensibilités confondues, manifestent leur soutien à Moussinac. L’Action française parle ainsi de « condamnation extravagante ». Le Journal, lui, souligne le paradoxe qui réside dans ce jugement « alors que pour le théâtre les tribunaux admettent volontiers la liberté absolue de la critique ».

Excepté évidemment Le Matin qui résume le procès à sa plus stricte expression et considère pour sa part que le tribunal « a jugé que M. Léon Moussinac avait excédé les limites de son droit de critique ». Cette condamnation suscite même la création en mai de la même année d’une Association amicale de la critique cinématographique, qui se donne comme objectif la défense de l’indépendance de la critique.

La relaxe

Moussinac conteste ce jugement qui pourrait avoir de graves conséquences sur la liberté de la critique et décide de faire appel. Entre-temps, Sapène est débouté aux deux autres procès qu’il avait intentés à L’Humanité, le Tribunal de commerce jugeant ses demandes mal fondées.

Plus de quatre ans après la parution de la critique incriminée, le 12 décembre 1930, la Cour d’appel de Paris relaxe finalement Moussinac de toute amende à payer, établissant ainsi la première jurisprudence en matière de critique de cinéma. Cette décision symbolise la reconnaissance du droit à la critique cinématographique et contribue à la légitimation du cinéma comme étant un art, et non plus seulement une industrie.

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