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Fabrication de masques artisanaux, collecte de dons… Peut-on vraiment parler d’innovations sociales ?

Face à un déficit de régulation et de coordination des institutions politiques, les acteurs s'organisent à l'échelle locale. Willfried Wende / Pixabay

Depuis le début de la crise du Covid-19, de nombreuses initiatives solidaires fleurissent. Elles cherchent à répondre à des besoins sociétaux peu ou pas couverts, auxquels le marché n’a pas su répondre à temps, même si des entreprises et l’État s’organisent pour fournir des solutions, notamment pour répondre à la pénurie de masques.

On peut noter par exemple l’initiative locale de fabrication de masques avec les peignoirs réformés des Grands Thermes de La Bourboule dans le Puy-de-Dôme, ou alors le lancement de nombreuses collectes de dons pour financer l’achat de matériel médical entre autres.

Il serait tentant de définir ces actions de solidarité comme des innovations sociales. Il serait également tentant de penser qu’un contexte de crise stimule ce type d’innovation, comme d’autres types d’innovation.

Certes, il ressort de nos travaux que le processus d’innovation sociale dans une entreprise d’insertion que nous avons analysée s’est déroulé dans le contexte des crises économiques des années 1970 et 1990. Néanmoins, il faut considérer un ensemble de critères en vue de caractériser une innovation sociale.

Pour évaluer si une initiative peut être qualifiée d’innovation sociale, il nous a semblé pertinent de rappeler l’existence de critères définis par les chercheurs en sciences sociales permettant de caractériser une innovation sociale. Ainsi, nous expliquons en quoi les initiatives actuelles de fabrication de masque ou de collectes disparates de dons ne remplissent pas certains critères essentiels pour être qualifiées d’innovation sociale. En illustration de notre propos, lorsque des individus forment une chaîne pour éteindre un feu, il y a là une réponse collective de survie qui n’est pas une innovation sociale.

Une définition mouvante ?

Plusieurs définitions des pratiques d’innovation sociale coexistent dont une définition par la loi française qui sert un objectif bien précis de subventions à des initiatives privées – très en retrait de la caractérisation faite par les chercheurs en sciences sociales.

Pour ces derniers, l’innovation sociale ne peut se limiter à une résolution de problèmes, estampillés sociaux ou non. En l’absence de consensus sur la définition, la notion renvoie à une pluralité de représentations et de tentatives de conceptualisation par différentes disciplines et traditions théoriques, telles des « pratiques en quête d’une théorie » selon le chercheur Paul Leduc Browne.

Marina Bourgain : Ouvrir la boîte noire de l’innovation sociale (Xerfi canal, avril 2019).

Selon le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire (CSESS) il existe quatre marqueurs de l’innovation sociale : une réponse à des besoins sociétaux peu ou pas couverts, une approche multi dimensionnelle, un modèle de gouvernance multi parties prenantes, et enfin un ancrage territorial fort.

En effet, comme toute innovation, le processus menant à l’innovation sociale est d’abord localisé dans un lieu précis et à un moment déterminé. Néanmoins, à plus ou moins long terme, cette innovation peut être la source de transformations sociales plus vastes en dépassant le cadre du projet initial et en contribuant à l’émergence de nouveaux modèles de développement par la diffusion à d’autres entreprises, aux niveaux national ou international.

Certaines initiatives ne cochent pas toutes les cases

Les chercheurs du Centre de recherche sur les innovations sociales au Québec (CRISES) mettent l’accent sur trois autres critères jugés indispensables pour caractériser une innovation sociale, détaillés ci-dessous.

Tout d’abord l’innovation sociale doit avoir une visée d’amélioration des conditions de vie d’individus et de collectifs subalternes, minorisés, voire opprimés, permettant le développement de leurs capacités.

Dans le contexte de la crise sanitaire, la pénurie en matériel médical nous touche tous, et la situation est critique pour les plus démunis et les plus exposés (habitants de pays les moins développés, minorité afro-américaine aux États-Unis, personnes en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, personnes en prison, personnes à santé fragile, soignants, etc.).

Deuxièmement, l’innovation sociale naît dans un contexte présentant un déficit de régulation et de coordination. Les pratiques, procédures, règles, approches ou institutions introduites par l’innovation sociale tentent de combler ce déficit pour résoudre un problème important pour les acteurs sociaux.

La participation, voire la coopération entre les acteurs concernés apparaît centrale. Cela peut prendre plusieurs formes : une collaboration inédite entre une pluralité d’acteurs (économiques, sociaux, politiques, culturels), une concertation, un travail en réseau, une coalition. In fine, cette dynamique participe à la diffusion effective de l’innovation sociale.

Sur ce point, nous notons que les collectes de dons apparues ces derniers mois sont une réponse participative et coopérative pour combler un déficit de régulation (règles de stockage des masques) et de coordination (dans la distribution des masques).

L’exemple des processus actuels de fabrication de masques répond également à un déficit de régulation (règles non contraignantes de l’Organisation mondiale de la santé) et de coordination (chaîne logistique en berne). L’ancrage territorial est fort. Par contre, nous n’observons pas de modèle de gouvernance multi parties prenantes.

Les initiatives solidaires telles que la fabrication artisanales de masques se sont multipliées à l’échelle locale. Vincent Jannink/AFP

Troisièmement enfin, une innovation sociale doit avoir une visée libératoire – initiées ou appropriées par des acteurs sociaux en rupture critique avec les structures dominantes. Plus prosaïquement, l’essence de l’innovation sociale se trouve dans son processus inclusif, dans le sens où elle implique un processus de discussion, de transformation et d’adaptation nécessaire à son adoption. La transformation du corps social à moyen et long terme doit également avoir lieu.

Or, les processus individuels ou locaux de production de masque (comme l’exemple des Grands Thermes de La Bourboule) ou de collecte de dons semblent aujourd’hui une réponse temporaire, faiblement coordonnée, peu institutionnalisée. Ce que nous observons aujourd’hui se rapproche plus d’une réponse collective de survie pour éteindre un feu. Pour répondre à ce problème d’incendie à la période romaine, l’empereur Auguste avait constitué le corps des vigiles (ex-esclaves libérés et formés comme pompiers et policiers). Il y avait là une innovation institutionnelle durable, impactant le corps social : d’un côté des personnes formées à la gestion des incendies, de l’autre une moindre dépendance à la bonne volonté et aux capacités citoyennes.

Globalement, la question se pose quant à la pérennité des initiatives, leur institutionnalisation ou de leur capacité à transformer (durablement) le corps social afin de qualifier une innovation de sociale.

L’innovation sociale et le recul du temps

Que restera-t-il de ces initiatives après la crise du Covid-19 ? Au mieux sans doute, elles auront permis de développer une agilité d’activation de savoir-faire réemployables dans une prochaine crise (sanitaire ou non).

Nous soulevons là un point important : la dimension temporelle de l’innovation sociale.

Supposons par exemple que la production locale de masques de qualité permette une autosuffisance pérenne. L’institutionnalisation de cette production (indépendante massive ou provenant de collectifs d’ouvriers ou d’entreprises privées) viendrait alors bouleverser l’ancien rapport de dépendance avec les anciennes entreprises productrices étrangères ou nationales et avec l’État donneur d’ordre.

Le recul sur le long terme est nécessaire pour qualifier une innovation de sociale. Toutefois, il y a fort à parier que de nombreux lieux de fabrication artisanale de masques non homologués disparaîtront dès que le marché sera à même de distribuer des masques homologués en grande quantité à des prix abordables.

Les définitions actuelles de l’innovation sociale occultent généralement cette question du temps. Peut-on considérer que l’innovation sociale puisse apparaître pour ensuite disparaître aussi vite, éventuellement en laissant des traces subtiles dans le corps social (par exemple des formes locales d’entraide) sans pour autant bouleverser durablement un rapport de pouvoir ou de dépendance ? Ou ne doit-on considérer comme innovation sociale uniquement les initiatives institutionnalisées et observables dans la durée ? Le débat est ouvert.

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