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Faut-il en finir avec l’autofiction ?

L'écriture de soi n'est pas sans dangers. Flickr/Greta Ceresini, CC BY-SA

En finir avec Eddy Bellegueule est sorti en libraire début 2014 quand Édouard Louis n’avait que vingt-et-un ans. En l’espace d’une année, son récit racontant le parcours d’un jeune homosexuel grandissant dans un milieu défavorisé du nord de la France s’est vendu à 300 000 exemplaires. Ce succès ne fut pas sans controverse : des journalistes comme des proches de Louis lui ont reproché de noircir le tableau d’un milieu homophobe, raciste, violent, fortement attaché à des valeurs masculines érigées en modèles. Controverse qu’accentue le statut du texte, ouvertement autobiographique, comme l’affirme Louis dans les multiples entretiens qu’il a donnés, mais qualifié de « roman » sur sa couverture.

La réinvention de soi

En finir avec Eddy Bellegueule n’est pas une fiction : Eddy Bellegueule était bel et bien le nom de l’auteur avant qu’il n’adopte le plus classique « Édouard Louis » non comme pseudonyme, mais comme nom civil. Louis a abandonné son identité d’alors pour en créer une autre, celle d’un jeune homme étudiant à l’École Normale Supérieure et revendiquant son appartenance à l’élite intellectuelle. Louis a recréé Eddy Bellegueule à travers le langage, les souvenirs, et les outils critiques et sociologiques acquis au contact des lectures de Bourdieu, Foucault et Eribon, l’auteur de Retour à Reims à qui le livre est dédié. Cette distance a été perçue, par certains, comme une forme de trahison. Pourtant, elle était nécessaire afin de jeter un regard critique sur son parcours et mettre à jour cette frange quasi-invisible de la société française.

L’écriture autobiographique a toujours été acte d’exposition de soi, voire de mise en danger – Rousseau le savait lorsqu’il écrivait ses Confessions. Pourtant, depuis plusieurs décennies, nombre d’écrivains ont repoussé les limites entre sphères publique et privée. Au 20ᵉ siècle, on peut citer Barthes, Beauvoir, Duras, Ernaux, Gide, Leiris, Malraux, Perec, Sarraute ou Sartre parmi la somme d’écrivains ayant joué avec les conventions de ce genre malléable. Certains de leurs textes autobiographiques, comme L’Amant de Duras, sont souvent perçus comme des autofictions – un terme en apparence paradoxal qui est aussi le nom d’un véritable phénomène littéraire, médiatique et culturel.

Aux origines du concept d’autofiction

Le terme autofiction est né en 1977 sous la plume de Serge Doubrovsky dans le manuscrit de Fils, comme manière de jouer avec la définition quelque peu rigide de l’autobiographie comme récit rétrospectif, englobant l’histoire de la personnalité d’un individu. Doubrovsky, universitaire reconnu partageant sa vie entre New York et Paris, entre plusieurs langues et cultures, avait à cœur de mettre au premier plan la pluralité de l’individu et les possibilités de transformation opérées par le langage : sous sa plume autofictive, le moindre événement banal du quotidien pouvait se transformer en épisode romanesque digne d’être raconté.

Cependant, faire de sa vie de la littérature peut être un jeu dangereux. Dix ans après la parution de Fils, Doubrovsky passe un pacte avec sa femme Isle : celui de raconter les moindres recoins de leur relation. Peu après lui avoir envoyé un chapitre dans lequel il relate des épisodes difficiles et violents de leur mariage, dont l’alcoolisme d’Isle, elle est trouvée morte, d’une overdose d’alcool, dans leur appartement. Invité à présenter Le Livre brisé sur le plateau de l’émission Apostrophes en 1989, Doubrovsky doit faire face à la question accusatrice de Bernard Pivot : par amour pour la littérature, un écrivain a-t-il le droit de désespérer son conjoint et, peut-être, de l’amener au suicide ?

Cette émission marque un moment charnière dans l’histoire de l’autofiction : c’est en effet au début des années quatre-vingt-dix que l’autofiction entre de manière visible dans le domaine critique et journalistique, et que ce phénomène s’étend au-delà de la littérature.

À une époque où l’on s’attend à ce que les écrivains consacrés aient une présence publique visible, dans un contexte national où les prix littéraires sont une institution, ce n’est plus seulement la dualité proustienne entre moi profond et moi social qui travaille l’identité, mais c’est aussi avec l’identité publique qu’il faut composer – le battage autour de la « vraie » identité d’Elena Ferrante montre à quel point un auteur est censé être plus qu’un nom sur une couverture.

La fonction politique de la littérature

À bien des égards, Édouard Louis est un phénomène médiatique. Son premier roman, traduit dans une vingtaine de langues, lui a valu des invitations radio et télé dans de nombreux pays. Louis tient un blog en français et en anglais, s’exprime sur un compte Twitter, et En finir avec Eddy Bellegueule été adapté au cinéma – le film devrait sortir courant 2017.

Pourtant, comme de nombreux auteurs qui utilisent le vécu comme matériau premier de leurs écrits, Louis rejette l’étiquette autofiction et défend le fait que la fiction n’est pas présente dans ses livres. Mais écrire sur le réel n’est pas sans conséquences sur ceux qui sont inclus, souvent à leur insu, dans ces livres.

Dans son deuxième roman autobiographique, Histoire de la violence, Louis relate une rencontre qui vire au drame lorsque le narrateur se fait attaquer et violer par un certain Reda. Celui qui se reconnaît en Reda a intenté un procès pour atteinte à la vie privée gagné par Louis, les juges ayant décrété que le livre ne contient pas suffisamment d’éléments pour identifier son agresseur.

Que l’autofiction soit perçue comme genre hybride, indéfinissable, mélange d’autobiographie et de fiction, explique en partie l’attrait de ce concept. Après tout, pourquoi chercher à démêler le vrai du faux alors que la littérature est d’abord question de liberté créatrice et d’invention ? Quelle importance si un texte autobiographique manipule la réalité ?

Mais la littérature est aussi un acte de langage, un acte politique. Le mot de l’année 2016, selon le dictionnaire de l’université d’Oxford, est celui de « post-vérité ». Récemment, les conseillers de Trump ont évoqué avec assurance des « faits alternatifs ». Dans un contexte où la manipulation des faits transforme notre perception du pouvoir et du savoir, où l’émotionnel prime sur le rationnel, où l’on semble être indifférent à la frontière entre mensonge et vérité, il n’est pas inutile de mettre l’accent sur la capacité du langage à dévoiler et transformer la réalité. Pour ce faire, la notion d’autofiction et les débats qui l’entourent sont éminemment d’actualité – et peut-être serait-il aussi d’actualité de remettre à « auto-fiction » le tiret que Doubrovsky lui avait initialement donné, afin de faire la part des choses entre le réel et sa représentation.

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