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In memoriam, Douglass Cecil North, un prix Nobel à l’insatiable curiosité

Le prix Nobel Douglass North signant le Memorandum de Stockholm en mai 2011. Jonathan Nackstrand/AFP

Douglass Cecil North s’est éteint le 23 novembre 2015 à l’âge de 95 ans. Je garderai l’image d’un homme bienveillant, d’un honnête homme au regard pétillant d’intelligence – à l’instar de la photo qui illustre le collectif que Galiani et Sened (2014) ont édité en hommage à son œuvre. Tout autant, je garde l’image d’un homme d’une insatiable curiosité, dont l’œuvre témoigne de la capacité à remettre en question les évidences et à toujours vouloir aller plus loin pour comprendre ce qui explique la dynamique de nos sociétés : pourquoi certaines créent-elles des richesses alors que d’autres n’y parviennent pas ?

Une insatiable curiosité

J’ai eu le privilège de rencontrer D.C. North en 1994 lors d’une conférence organisée à Paris I par Claude Ménard. Doctorant au centre ATOM j’avais, comme tous les membres du centre de recherche, eu le privilège de le côtoyer à plusieurs occasions : lors de la conférence, mais aussi lors de la journée de travail qu’il nous avait consacrés au lendemain de celle-ci. Son empathie était évidente. Mais, alors qu’il apparaissait aux étudiants comme auréolé par la réception du Prix Nobel d’économie, le plus frappant était qu’il avait fait part non de ce qu’il avait accompli, mais plutôt de tout ce qui restait à accomplir.

L’heure n’était plus à la reconnaissance du rôle des institutions mais à la nécessité de prolonger le travail, en se tournant, nous disait-il vers la compréhension du rôle de la culture et des idéologies, de la façon dont la cognition humaine se développe. Là résidait selon lui l’enjeu et le terrain de recherche.

Doug North était un chercheur qui bat en brèche les certitudes, qui est toujours conscient du travail à accomplir, et ne se repose pas sur des lauriers. Cela me semble être la caractéristique de cet homme : « Doug is about asking question, about exploring the pieces of the current consensus that are inconsistent with the world of human behavior, historical or contemporary. Doug is a walking, talking, Kuhnian scientific revolution »… « In the evolution of Doug’s thinking, his research agenda has always been determined by the interesting questions he was unable to address in his last book or paper, not by the what is hot or current in the profession. » ainsi que l’écrit John J. Wallis (2014). Si le message est de nature à interpeller tout chercheur, il est important d’en saisir les conséquences.

De la cliométrie aux institutions

Douglass C. North est, d’abord, un économiste néoclassique intéressé par l’histoire. Cherchant à saisir la croissance de l’économie américaine, il est conduit à mobiliser les techniques quantitatives propres aux économistes. C’est en cela qu’on le voit généralement comme le fondateur de la cliométrie, application de l’économétrie à l’analyse des données historiques (la muse Cléo).

Cependant, cette analyse s’inscrit dans un projet : comprendre le développement économique, et le rôle qu’y jouent les institutions. Mais, plus que d’une analyse générale, l’objectif est de comprendre précisément les trajectoires des différentes sociétés ou nations. L’objectif est autant de saisir pourquoi l’Occident est devenu le principal lieu de développement économique depuis cinq siècles que de cerner pourquoi l’Espagne échoue à jouer un rôle central dans ce processus – alors même qu’elle bénéficie de possessions en Amérique – ou pourquoi les économies du Maghreb ne parviendront pas à relayer leur culture florissante par un développement économique comparable. Pourquoi certains deviennent-ils de plus en plus riches et d’autres de plus en plus pauvres ?

Les institutions au cœur du développement

La question est importante, pour le chercheur en économie, gestion ou sciences humaines, mais aussi (et bien plus encore) pour l’homme politique et le citoyen. Et les diverses œuvres de Douglass Cecil North nous invitent à enrichir l’analyse, à rebattre les cartes et les visions réductrices. L’économiste néoclassique devient passionné par les institutions mais, si celles-ci sont cruciales, il attire notre attention sur la nécessité de se méfier de visions réductrices qui ne voient que l’efficacité en jeu. North devient alors l’un des fondateurs de la nouvelle économie institutionnelle (NEI), en montrant combien les institutions conditionnent la croissance économique ou peuvent la bloquer, du fait des intérêts des parties en place.

Ainsi, la dynamique de l’histoire du monde occidental s’éclaire-t-elle par la prise en compte des institutions – ces règles du jeu ou « contraintes conçues par l’homme et qui façonnent l’interaction humaine » (1990, page 3), et la façon dont celles-ci affectent le comportement des acteurs – individus ou organisations. Des activités économiques se développent ou sont bloquées par la façon dont les institutions récompensent ou non les actions humaines : les institutions fournissent en effet les règles du jeu politique, économique et social chez North. La définition des droits de propriété, et la façon dont ceux-ci sont (plus ou moins) protégés, joue un rôle crucial… et peut expliquer pourquoi les échanges se développent hors de la communauté locale, pourquoi apparaissent des foires au Moyen-Age (Milgrom, North et Weingast, 1990) mais aussi des comportements tels que la piraterie ou les lettres de course.

Le message est historique et explique le blocage de la croissance espagnole ou portugaise, ou le développement de l’Angleterre, mais le message est aussi d’actualité car il montre combien les comportements des entreprises et des individus sont affectés par les institutions présentes dans la société (voir par exemple les travaux du numéro spécial de Management International dirigé en 2005 par Pierre-Yves Gomez et Bernard Gauthier ou bien des numéros 6 et 7 de la Revue de la Régulation sur Institutions, régulation et développement en 2009 et 2010).

Idéologie, culture et violence

Ses derniers ouvrages constituent autant de pistes importantes pour le chercheur. Son livre de 1990 laissait ouverte la question du changement institutionnel et l’avait conduit à s’intéresser à la cognition. L’ouvrage de 2005 s’attaque à la compréhension du « processus de changement économique » et met au cœur de l’analyse la façon dont se construisent les croyances et idéologies. Cependant, cet ouvrage ouvre un nouvel agenda de recherche visant à mieux cerner le comportement des agents et à penser la diversité des architectures institutionnelles.

Le livre publié en 2009 avec Wallis et Weingast ira dans cette voie proposera « un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire écrite de l’humanité ». L’idée forte est alors de comprendre comment l’usage de la violence est codifié dans les sociétés. Les auteurs proposent alors de distinguer des ordres sociaux différents, selon que les interactions humaines reposent sur des relations personnelles (État naturel ou ordre sociaux d’accès limité) ou des règles impersonnelles (ordres sociaux d’accès ouverts). Seuls ces derniers sont à même de permettre la croissance selon les auteurs…

Sans doute a-t-on là des pistes de réflexion et de recherche prometteuses, plus que des assertions définitives (voir les recensions de Bates, 2010 ou Vahabi, 2011 pour une discussion). Mais, Douglass C. North, par son insatiable curiosité, et sa volonté de sortir d’une vision disciplinaire étriquée incarne un honnête homme au service du collectif. Telle est la leçon que nous en tirerons pour nous.

Quelques œuvres de Douglass Cecil North

Davis L.E., North D.C. (1971), Institutional Change and American Economic Growth, Cambridge University Press.

Denzau A., North, D.C. (1994), « Shared Mental Models : Ideologies and institutions », Kyklos, 47(1), 3-31.

Milgrom P., North D.C., Weingast B. (1990), « The Role of Institutions in the Revival of Trade », Economics and Politics, 2, 1-23.

North D.C. (1981), Structure and Change in Economic History, Norton.

North D.C. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press.

North D.C. (2005), Understanding the Process of Economic Change, Princeton University Press. Traduit en français sous le titre Le processus du changement économique, Éditions d’organisation.

North D.C., Thomas R.P. (1973), The Rise of the Western World : A New Economic History, Cambridge University Press.

North D.C., Wallis J.J., B.R. Weingast (2009), Violence and Social Orders : A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History, Cambridge University Press. Traduit en français sous le titre Violence et ordres sociaux, Gallimard.

Autour de D.C. North

Bates R.H. (2010), « A Review of Douglass C. North, John Joseph Wallis, and Barry R. Weingast’s Violence and Social Orders : A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History », Journal of Economic Literature, 48 (3), 752-756.

Chabaud D. (2004), « Les organisations entre institution et stratégie : autour des travaux de North sur l’encastrement institutionnel de l’activité économique », dans Huault I. (ed.), Institutions et Gestion, Vuibert, collection FNEGE, pp. 71-83.

Chabaud D., Parthenay C., Perez Y. (2005), « L’évolution de l’analyse northienne des institutions : la prise en compte des idéologies », Revue Economique, 56 (3), pp. 691-703.

Chabaud D., Parthenay C., Perez Y. (2005), « Environnement institutionnel et trajectoire des entreprises : une application à l’industrie électrique », Management International, 9 (3), pp. 65-78.

Galiani S., Sened I. (eds.) (2014), Institutions, Property Rights and Economic Growth : The Legacy of Douglass North, Cambridge University Press.

Gomez P-Y., Gauthier B. (2005). « La nouvelle économie institutionnelle et la perspective de Douglass C. North ». Management International, 9 (3).

Menard C., Shirley M.M. (2014), « The Contribution of Douglass North to New Institutional Economics », dans Galiani, Sened (2014) 11-29.

Vahabi M. (2011), « Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast : violence et ordres sociaux », Gallimard, 2010. Revue de la Régulation, 9.

Wallis J.J. (2014), « Persistence and Change in Institutions : The Evolution of Douglass C. North », Dans Galiani, Sened (2014), 30-49.

Cet article est publié dans le cadre du partenariat entre la Revue Française de Gestion et The Conversation France.

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