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Jeux vidéo : la bataille sans merci de la monétisation

Les éditeurs rivalisent d'imagination pour faire payer les joueurs. Shutterstock.com

Pendant longtemps, les business models de l’industrie du jeu vidéo se résumaient au buy-to-play. Autrement dit, le joueur achète son jeu, dans un format physique ou dématérialisé, pour jouer chez lui.

Ce modèle semble aujourd’hui dépassé. Pour monétiser davantage leurs productions, les éditeurs ont lancé ces dernières années de nombreuses expérimentations. Et aujourd’hui, les modèles free-to-play ou pay-to-win se développent. Les éditeurs et les studios misent aussi sur le recours au financement participatif, le développement des early access (accès anticipés), ou encore les pré-commandes ou les micro-transactions.

Avec parfois un certain succès. Par exemple, Cloud Imperium Games, éditeur du jeu d’exploration spatiale Star Citizen a récolté plus de 192 millions de dollars auprès de plus de 2 millions de « Star Citizens ». Le jeu n’est pourtant toujours pas finalisé ! Ce qui n’empêche pas Cloud Imperium Games de vendre du contenu additionnel, parfois au prix fort, à l’image du pack à… 27 000 dollars.

Pour ce qui est de l’accès anticipé, les studios y recourent non seulement comme mode de financement mais également moyen de développement de leurs jeux. Ils se constituent ainsi une base installée de bêta-testeurs. Pour le joueur, la démarche n’est pas sans risque : le jeu peut ne jamais être terminé (ou dans une version loin des promesses initiales) et de le prix peut être plus élevé qu’à sa sortie définitive. Une étude de l’Electronic Entertainment Design and Research en 2014 révélait ainsi que seulement 25 % des jeux avaient été finalisés et que le prix de l’early access était en moyenne plus élevé que pour la version finale.

Les précommandes sans date précise de sortie interdites en Allemagne

Autre source de monétisation de plus en plus fréquemment employée : les précommandes. Pour l’industrie, elles permettent, entre autres, de s’assurer d’un volume de ventes avant la sortie du jeu, l’évaluation par la presse spécialisée et les commentaires des joueurs sur les forums spécialisés. Pour les joueurs, les avantages sont, entre autres, d’être sûrs de disposer du jeu le jour de sa sortie, voire avant. Dans certains cas, les précommandes sont accompagnées de divers bonus dans le jeu ou des biens physiques comme des figurines.

Face à l’engouement, certains éditeurs n’hésitent pas à lancer des précommandes sans date de sortie précise. Un procédé désormais interdit en Allemagne pour limiter les abus.

Autre pratique : l’utilisation des download content, ou DLC (contenu téléchargeable en français), des extensions que les joueurs peuvent télécharger après la sortie des jeux. Gratuits ou payants, les DLC permettent aux studios et aux éditeurs de prolonger la durée de vie du jeu, et de rentabiliser le développement de leurs productions. Souvent annoncés bien avant la sortie d’un jeu, les DLC se vendent désormais sous la forme de season pass (forfait saison), une formule en partie à l’origine du succès économique du jeu Fortnite.

Tous ces mécanismes auxquels une partie de l’industrie du jeu vidéo a recours peuvent se cumuler dans un même jeu et faire ainsi augmenter fortement les dépenses par jeu et par joueur. On parle aujourd’hui de « baleines ») pour qualifier les plus dépensiers.

Le cas des loot boxes

Dans certains types de jeux, le loot (butin en français) est une composante essentielle du jeu, voire une raison de jouer. Le loot regroupe les récompenses qu’un ennemi, le plus souvent un boss, abandonne lorsque les joueurs le battent. Ils désignent aussi les récompenses aléatoires obtenues lors de l’ouverture de coffres disséminés dans le jeu, le tout permettant d’améliorer le personnage du joueur.

Mais le système de loot, un mécanisme de jeu à l’origine, a progressivement été détourné de son intention initiale pour devenir une composante du modèle économique de certains jeux. Il est en effet parfois possible d’acheter des « caisses de butin » aux contenus aléatoires avec de la monnaie virtuelle ou de la monnaie réelle. Dans un premier temps, ce sont les jeux free-to-play sur téléphones mobiles (comme Clash Royale) qui ont utilisé ces mécanismes : le jeu est gratuit mais des loot boxes sont disponibles à l’achat. En somme, le modèle se transforme en pay-to-win, puisque le joueur doit payer pour maximiser ses chances de gagner.

Capture d’écran.

Progressivement, une partie des éditeurs de jeux AAA, les grosses productions du jeu vidéo, ont introduit ces mécanismes dans leur jeu, les transformant en des « pay to pay-to-win ». Certaines pratiques se sont avérées sinon abusives, du moins largement discutables, comme celles de l’éditeur Electronic Arts avec son jeu Star Wars Battlefront II – un peu comme si l’éditeur avait emprunté le chemin vers le côté obscur de la force… Dans ce jeu payant, où les joueurs s’affrontent simultanément pour remplir différents objectifs, Electronic Arts a implémenté un mécanisme de loot boxes permettant d’améliorer les caractéristiques des personnages ou d’en obtenir de nouveau. Initialement, pour obtenir Darth Vader, personnage iconique de la série Star Wars, il fallait jouer plus de 40 heures au jeu, ou acheter directement le personnage avec de la monnaie réelle. Contrairement à d’autres jeux, comme Fortnite d’Epic Games dont les loot boxes et autres microtransactions ne sont que cosmétiques, ceux de Star Wars Battlefront II modifient le gameplay, l’expérience de jeu. Face aux réactions de joueurs ayant le sentiment d’être pris pour des « vaches à loot », Electronic Arts a temporairement désactivé son système pour le modifier, tout en faisant amende honorable.

Ces réactions des joueurs, auxquelles s’ajoutent celles des associations de consommateurs soucieux des joueurs les plus vulnérables, ont fait réagir les gouvernements. La Belgique et les Pays-Bas ont par exemple interdit les loot boxes assimilés à des jeux de hasard. En France, saisie par l’association de consommateurs UFC que choisir, l’Autorité de régulation des jeux en ligne en France, l’ARJEL, a pour l’instant placé les loot boxes sous surveillance, sans les classer comme des jeux d’argent ou de hasard. Au niveau européen, l’organisme de classification des jeux, le PEGI, va apposer un nouveau classificateur de contenu :

Autorégulation et réaction des joueurs

Même si, pour paraphraser Hamlet, il y a quelque chose de pourri dans l’empire du jeu vidéo, des acteurs de cette industrie prennent également position contre les loot boxes en particulier et les microtransactions en général. C’est le cas de Shigeru Miyamoto, le créateur de Super Mario, Donkey Kong ou The Legend of Zelda, qui a récemment mis en garde l’industrie du jeu vidéo contre ces pratiques.

Du côté des studios, des éditeurs et des distributeurs, certains insistent ont fait de leurs pratiques vertueuses un argument de vente. La plate-forme GOG.com met par exemple en avant l’absence de mesures techniques de protection (MTP, ou DRM en anglais) qui permettent de contrôler l’utilisation des œuvres numériques – autrement dit, le joueur possède véritablement les jeux achetés. Un système de prix équitables a également été mis en place : GOG.com rembourse ainsi aux joueurs la différence lorsqu’un article coûte plus cher dans leur pays qu’aux États-Unis. Pour enfoncer le clou sur les DRM, GOG.com a lancé en août 2018 une initiative contre les DRM, « FCK DRM », afin de dénoncer la présence des DRM et d’éduquer le public.

Au-delà des réactions contre Star Wars Battlefront ou d’autres jeux, d’autres initiatives de joueurs émergent comme le site Microtransaction.zone. L’ambition du site est de devenir : « your one-stop source for information about how badly various video games are sticking their dick in it when it comes to monetization » (« votre unique source d’informations sur la manière dont différents jeux vidéo vous la mettent (sic) quand il s’agit de monétisation »).

La violence du propos ne laisse aucun doute : entre les éditeurs à la recherche de nouvelles formes de monétisation, les joueurs, les associations de consommateurs et les organismes de contrôle et de protection, la bataille est loin d’être terminée.

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