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Le bateau des Danaïdes : considérations mythologiques sur l’actualité des migrants

Les danaïdes (1785), Martin Johann Schmidt. Mythologica.fr

La première des navigations fut une fuite. Et les premiers hommes à prendre la mer furent en fait des femmes, des migrantes. Aux temps lointains et fondateurs rapportés par les compilations de mythologie grecque (notamment la Bibliothèque d’Apollodore, composée au IIe siècle avant J.-C.), Danaos est souverain de Libye, gouvernement qu’il reçut de son père Bélos (transcription grecque de Bēl, ou de Baal), le dieu suprême des Babyloniens. Son frère jumeau, Egyptos, est roi d’Arabie. Il conquiert les fertiles terres riveraines du Nil auxquelles il donne son nom.

Pour étendre son empire et le faire perdurer, il ordonne à ses cinquante fils, les Egyptiades, d’épouser et soumettre leurs cousines, les Danaïdes, filles de Danaos, elles aussi au nombre de cinquante. Pour échapper à ce mariage forcé, dont certains oracles prédisent qu’il s’agit d’un stratagème pour les exterminer, celles-ci s’enfuient par la mer, à bord d’un bateau, le tout premier des bateaux, construit et piloté par leur père. Cet exploit est accompli avec l’assistance de la déesse Athéna.

Par leurs noms et ceux de leurs ascendants, ces personnages mythiques renvoient à une grande diversité de populations situées entre l’Afrique du Nord et la Mésopotamie (l’Irak et la Syrie de notre époque). Mais sous la légende de l’invention du premier bateau, les auteurs anciens ont moins cherché à souligner les avancées techniques que questionner les répercussions morales et politiques d’un vaste mouvement d’exode maritime à l’échelle du monde dans les limites qui lui étaient alors connues.

La détresse de l’étranger

Revenons au récit : fuyant les côtes de Libye, les Danaïdes traversent la Méditerranée pour atteindre les côtes du royaume d’Argos, en Grèce continentale, où elles demandent accueil et protection. Cet épisode fait l’objet de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle (Ve siècle avant J.-C.). Le portrait que le dramaturge donne des Danaïdes questionne la capacité à répondre à la détresse de l’étranger, à accepter sa différence, à l’accueillir et à l’intégrer. Bien que les traits de leurs visages et les plis de leurs vêtements les désignent comme libyennes, éthiopiennes ou indiennes, ces étrangères sont reconnues comme parentes par les habitants d’Argos.

Elles descendent en effet d’une même aïeule, Io, qui avait jadis fui la Grèce par voie terrestre, sous la forme d’une génisse poursuivie par la fureur jalouse d’Héra. Elle réussit à atteindre les bords du Nil, où elle retrouva sa forme humaine et institua le culte à Déméter, vénérée sous le nom d’Isis. En raison des liens profonds qui engagent leur solidarité à l’égard des réfugiées de la mer, les gens d’Argos rejettent les demandes d’extradition faites par les envoyés du tyran d’Égypte. Pour quel bénéfice ? Alors que le territoire d’Argolide souffrait de sécheresse chronique, plusieurs de ces jeunes femmes, guidées par Poséidon, découvriront et feront jaillir de nouvelles sources.

Opération de secours en juillet 2015. Irish Defence Forces/Flickr, CC BY

L’imaginaire moderne n’a retenu que la fin tragique de cette histoire : feignant de céder aux menaces de guerre de ses neveux, Danaos consent à conclure une alliance par la célébration d’un mariage collectif. Au soir des noces, après le banquet, il donne une dague à chacune des jeunes mariées pour qu’elles égorgent leurs époux dans leur sommeil. Seule l’aînée, Hypermnestre, désobéit, épargnant Lyncée qui, d’après des versions tardives du mythe, vengera ses frères en tuant Danaos et précipitant les 49 autres Danaïdes au plus profond des Enfers, dans le Tartare, où elles sont châtiées à remplir d’eau un citerne percée, célébrant pour l’éternité le rituel de purification du mariage. D’où l’expression de « tonneau des Danaïdes » désignant des efforts interminables et inutiles.

Assurance transfrontalière contre la tyrannie

À travers ces figures qui illustrent l’histoire très profonde et tourmentée de la construction de la conscience européenne, la Méditerranée peut être envisagée comme un théâtre ancien de migrations résultant de conflits entre puissances régionales. Les relations de solidarité à distance, qui s’expriment dans l’asile offert aux réfugiés, sont comprises de longue date comme une assurance transfrontalière contre les excès de la tyrannie.

À l’heure où le franchissement des frontières est devenu à nouveau une épreuve mortelle, le devenir du modèle européen de vivre et gouverner ensemble dans un environnement tumultueux doit passer par de nécessaires transformations et brassages, et dépasser l’idée que puisse être entretenu indéfiniment un bien-être exorbitant aux conséquences destructrices. Les identités et les cultures de l’Europe moderne se sont construites en donnant de nouvelles formes littéraires et plastiques à de nombreux thèmes et figures puisés dans les cosmologies grecques et latines antiques. Mise en regard avec l’actualité, l’histoire de Danaos et de ses filles en quête d’exil permet d’envisager sous un autre angle la question migratoire et les drames qui se produisent quotidiennement d’une rive à l’autre de la mer commune à trois continents.

Statue de Poseidon à Copenhague. Wikimedia, CC BY-SA

De nos jours, l’opération Triton conduite par l’agence Frontex pour le sauvetage des migrants naufragés au large de la Libye et des îles d’Italie tient son nom de l’un des fils de Poséidon qui était réputé pour venir au secours des marins en détresse. D’autres opérations de surveillance maritime, conduites par la même agence, ont pris les noms des dieux Hermès et Poséidon.

Plutôt que d’agir comme des divinités détachées des affects et des devoirs des hommes, le souvenir de l’embarcation de Danaos pourrait inciter les citoyens et responsables européens d’aujourd’hui à prendre modèle sur le sens de la responsabilité humaine et politique des anciens Grecs d’Argos. Ces derniers ont eu le génie d’ouvrir une brèche dans les frontières raciales et continentales incarnées par les migrants pour considérer que la façon la plus efficace de lutter contre les oppressions était d’accueillir les opprimés.

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