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Une foule manifeste, avec une femme à l'avant-plan
Des manifestants exigent la démission de deux des procureurs impliqués dans la tentative de coup d'État judiciaire à Guatemala, le 4 octobre 2023. (AP Photo/Moises Castillo)

Le président élu pourrait ne jamais gouverner : la tentative de coup d’État judiciaire au Guatemala provoque une mobilisation jamais-vu

La victoire historique de forces progressistes et anticorruption au Guatemala lors des élections présidentielles en août a provoqué une bataille judiciaire et politique d’ampleur inédite, dont l’issue déterminera dans une grande mesure l’avenir de la démocratie dans ce pays.

Bernardo Arévalo et Karina Herrera, le binôme présidentiel du parti Semilla, ont créé la surprise lors du premier tour des élections générales, le 25 juin, puis lors de leur victoire en août. Mais Arévalo pourrait ne pas réussir à devenir officiellement président, en janvier, si les tentatives d’entrave se poursuivent.

En effet, trois fonctionnaires, qui se trouvent sur une liste d’acteurs corrompus et antidémocratiques dressée par le département d’État américain, complotent pour voler son élection. C’est du moins ce qu’en concluent les Guatémaltèques, qui manifestent leur colère depuis des semaines en manifestant partout au pays.

Candidate au doctorat en science politique à l’Université de Montréal, je travaille, dans le cadre de ma thèse, sur les usages des droits humains par les acteurs politiques guatémaltèques.

Une foule de manifestants, avec des policiers à l’arrière plan
Manifestation des peuples autochtones en soutien au président élu, Bernardo Arévalo et son parti Semilla, dans la ville de Guatemala, le mardi 21 novembre 2023. (AP Photo/Moises Castillo)

Le pacte des corrompus

Quel a été le déroulé des évènements dans ce pays d’Amérique centrale de 17 millions d’habitants, ayant connu la démocratie seulement lors d’une courte période de 1944 à 1954, puis plus récemment, depuis 1985 ?

Dès les jours suivant le premier tour de juin, une coalition de partis perdants tentait de faire invalider les résultats au moyen de divers recours légaux et administratifs. Cette initiative était soutenue officieusement par l’actuel président depuis 2020, Alejandro Giammattei, et ses alliés, placés à des postes clés de l’État, en particulier au sein du système judiciaire.

Le président du Guatemala Alejandro Giammattei au micro à l’ONU
L’actuel président du Guatemala Alejandro Giammattei s’exprime devant la 78ᵉ session de l’Assemblée générale des Nations unies, le 19 septembre 2023. (AP Photo/Richard Drew)

Ceux qu’on appelle le « pacte des corrompus » est ainsi une une alliance informelle d’élites économiques et politiques conservatrices, liées au crime organisé, impliquées dans de nombreuses affaires de corruption et toutes relativement proche du gouvernement sortant.

Tous voient d’un très mauvais œil l’investiture de Bernardo Arévalo, dont le parti propose un programme anticorruption. Le trio de fonctionnaires à la tête de la contestation actuelle est composé de la procureure générale Consuelo Porras, du procureur du bureau spécial contre l’impunité (FECI) Rafael Curruchiche et du juge Fredy Orellana.

Le président élu du Guatemala marchant dans la rue, entouré d’hommes
Le président élu du Guatemala, Bernardo Arévalo, lors d’une conférence de presse sur les droits humains, à Guatemala, le 16 novembre 2023. (AP Photo/Santiago Billy)

Le processus électoral précédant le premier tour avait été entaché d’irrégularités. En particulier, plusieurs candidats et candidates s’étaient vus interdire de participer, sous des prétextes souvent douteux. Le parti Semilla n’étant pas alors pris au sérieux, il avait pu se présenter. Aucun observateur n’avait par ailleurs relevé de fraude au moment du scrutin lui-même, ou de manquements pouvant amener à remettre en question les résultats.

Puis le 20 août, malgré une faible participation (44 %), la victoire de Sémilla a été écrasante, remportant 70 % des suffrages exprimés contre 30 % pour l’UNE de Sandra Torres. Cette dernière est connue par ailleurs pour ses pratiques clientélistes et ses liens avec différents membres du « pacte des corrompus ».

Les résultats électoraux attaqués

Comme l’avaient déjà illustré les attaques durant l’entre deux tours, ceux et celles dont les intérêts sont particulièrement menacés par le programme d’Arévalo n’ont pas accepté un tel dénouement. Les offensives administratives et légales se sont donc multipliées. Elles tentent d’un côté de faire invalider le parti Semilla lui-même et de l’autre, de poursuivre en justice, pour des motifs fallacieux, certaines personnalités centrales du mouvement.

Les ripostes de la part du parti et de ses soutiens ont été immédiates, mais le manque de transparence et d’indépendance du système judiciaire rend ces stratégies peu efficaces pour les vainqueurs de l’élection.

Une foule de manifestants, avec un femme à l’avant-plan
Des leaders autochtones protestent devant le bureau de la Procureure générale, dans la ville de Guatemala, le 18 octobre 2023. (AP Photo/Santiago Billy)

Le principal espoir résidait dans la possibilité que le Tribunal Suprême Electoral (TSE) considère le processus électoral encore en cours jusqu’à l’investiture d’Arévalo, prévue pour le 14 janvier.

Mais le 30 octobre, le TSE a finalement tranché et a déclaré la période électorale terminée, entérinant la suspension de Semilla. Une nouvelle offensive, le 16 novembre a vu l’émission de 27 mandats d’arrêt afin de placer en détention provisoire plusieurs personnalités liées à Semilla et à l’opposition, et tente de faire révoquer l’immunité d’Arévalo.

Des manifestations d’une ampleur inédite

En réaction aux manœuvres du « pacte des corrompus », et dans un contexte de nette régression démocratique depuis plusieurs années, les Guatémaltèques sont descendus dans les rues, à travers des mobilisations à la portée immense, au sein d’un mouvement populaire absolument inédit.

Le mot d’ordre est avant tout la démission de Consuelo Porras et de Rafael Curruchiche, et au-delà, du président Giammattei. Ceux-ci constituent en effet les clés de voûte de l’offensive du pouvoir en place contre Semilla, et plus généralement, de cette tentative de coup d’État judiciaire.

Ces mobilisations, loin d’être les seules de ces dernières années, ont toutefois été inédites par leur durée. On a assisté à plus d’un mois de blocage et plus de 15 jours de mise à l’arrêt quasi totale du pays – interrompue par des négociations avec le gouvernement.

Une rangée de policiers face à des manifestants
La police s’oppose au manifestants durant la grève nationale, dans la ville de Guatemala, le 10 octobre, 2023. (AP Photo/Moises Castillo)

Elles l’ont été aussi par leur ampleur. Elles réunissent des dizaines de milliers de personnes, réparties dans tout le pays. Habituellement, ce sont les manifestations au sein de la capitale qui sont les plus médiatisées. Ici, grâce aux réseaux sociaux notamment, de nombreux autres lieux de protestation de l’intérieur du pays ont été placés au centre de l’attention.

Elles l’ont été également par leur inventivité. Certes, les manifestations sont traditionnellement des espaces d’expressions artistiques, mais ici la danse, les chants, voire le yoga, ont pris une place exceptionnelle.

Dernier aspect fondamental de ces événements : le soutien immense que les organisations de peuples autochtones ont démontré à l’égard de la défense du processus électoral. Si ces groupes sont traditionnellement très actifs politiquement, leurs revendications d’ampleur nationale et leur engagement aux côtés d’autres secteurs politiques montrent qu’il s’agit d’un moment crucial pour la politique guatémaltèque.

Une femme arborant des habits traditionnels guatémaltèques parmi une petite foule
Une femme en habit traditionnel au milieu des manifestants, le 21 novembre 2023. Les organisations de peuples autochtones défendent massivement le processus électoral. (AP Photo/Moises Castillo)

Un tournant pour le Guatemala ?

L’analyse des derniers développements me permet donc de dresser deux constats :

1) Le succès d’Arévalo a montré que les aspirations à une solide démocratie demeuraient largement partagées. Les citoyennes et citoyens expriment aujourd’hui un souhait de transformation profonde, en particulier en termes de transparence et de justice sociale. Ces projets sont, de surcroît, soutenus par des acteurs traditionnellement conservateurs (comme c’est notamment le cas des jeunes entrepreneurs).

2) L’issue de ces évènements a le potentiel de créer un précédent important, en montrant la mesure dans laquelle il est possible (ou non) de freiner, voire de renverser un processus de fermeture autoritaire et d’érosion démocratique qui semblait bien en marche. Les acteurs prodémocratiques disposent encore d’une marge de manœuvre pour tenter de faire avancer leurs revendications.

Les prochains mois et les prochaines années nous montreront si les événements en cours sont les points de départ de véritables changements de paradigmes, ou de simples soubresauts dans la trajectoire historique et politique du Guatemala.

En effet, malgré tout l’espoir dont ces évènements sont porteurs, les défis restent immenses. Si le président Arévalo parvient à être investi, son parti ne gouvernera qu’avec une minorité au sein du Congrès. Par ailleurs, il faut prendre en compte les conditions structurelles du Guatemala, produits d’une trajectoire historique mouvementée (un conflit armé interne de 1960 à 1996, de très fortes inégalités, une violence endémique, le manque de capacité de l’État, un racisme systémique envers les peuples autochtones, une forte dépendance économique). Ce sont des éléments qui, malgré toute la bonne volonté politique du monde, prendront des décennies à être transformés.

La communauté internationale aura-t-elle un rôle à jouer ? Comme on peut le lire dans cette tribune du journal français Le Monde, signée par plus de 80 intellectuels, politiques et magistrats francophones, la communauté internationale doit exercer toute la capacité de pression possible sur le gouvernement sortant afin qu’il respecte l’expression de la volonté populaire.

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