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L’intervention russe en Syrie : mission accomplie ?

Bachar al-Assad reçu au Kremlin par Vladimir Poutine le 20 octobre 2015. Alexeï Druzhinin/AFP

Vladimir Poutine a annoncé le 14 mars vouloir retirer « la majeure partie » des forces russes présentes en Syrie, déclarant que les objectifs fixés avaient été atteints. À l’heure de l’écriture de ces lignes, ni le volume ni la vitesse de ce désengagement ne sont connus avec précision (en particulier en ce qui concerne la composante aérienne du contingent russe), et la prudence s’impose dans l’analyse de cette décision. L’offensive en cours du régime syrien contre l’État islamique à Palmyre, hautement symbolique, se fait d’ailleurs avec le soutien aérien russe. On peut toutefois tenter de replacer cette annonce dans le contexte de l’action extérieure russe.

En premier lieu, l’annonce de Vladimir Poutine est la plus claire démonstration que, contrairement à ce qui était initialement claironné par la propagande russe, l’objectif principal de Moscou n’a jamais été de lutter contre Daech, ce que les analyses des frappes russes montraient déjà. On se demande encore pourquoi François Hollande a tenu à s’engager dans l’exercice futile de bâtir une « grande coalition » de Moscou à Washington pour lutter contre l’État islamique dont l’échec était largement prévisible : pour qu’il y ait alliance, il faut au minimum un ennemi commun.

Doit-on donc conclure de ce retrait que Moscou a accompli ses objectifs dans la région ?

Après l’Ukraine, réintégrer la communauté internationale

Tout d’abord, la Russie a cherché à se positionner comme acteur incontournable des négociations. Moscou se considère comme l’égale de Washington, et entend être traitée comme telle, ce qui s’inscrit dans une tradition historique de demande de reconnaissance de la part de l’Occident. De ce point de vue, Vladimir Poutine était enchanté de la coopération russo-américaine ayant suivi l’attaque chimique de la Ghouta en 2013, se sentant considéré comme un pair par Barack Obama.

La rupture a eu lieu après les événements de Maïdan, en Ukraine, que les dirigeants russes ont choisi d’interpréter comme une manipulation américaine et donc une attaque directe de Washington contre la Russie. Après la condamnation occidentale de la Russie suite à l’agression contre Kiev, Moscou cherchait à se replacer au centre du jeu diplomatique et à réintégrer la communauté internationale – ce qui est l’une des motivations de son intervention en Syrie.

Sur ce point, le succès est ambigu : si Vladimir Poutine va être un acteur important du futur round de négociations de Genève, il n’a pas obtenu de « grand échange » où les Occidentaux lui laisseraient les mains libres en Ukraine contre son aide en Syrie (Bruxelles vient de renouveler les sanctions contre Moscou), les liens entre la Russie et l’Occident restant de manière générale très distendus et la méfiance mutuelle. Si M. Poutine voulait qu’on lui parle (ce que personne n’avait cessé de faire), son intervention est un succès. S’il voulait qu’on le considère comme un partenaire constructif et responsable, c’est un échec.

Démontrer une capacité militaire

Militairement, la Russie a réaffirmé qu’elle considérait le port de Tartus, en Syrie, comme un intérêt stratégique majeur, et dispose d’une nouvelle base aérienne à Lattaquié. Du point de vue de la sécurisation de la présence militaire russe dans la région, l’intervention est un succès. Moscou a également fait la démonstration d’une capacité militaire (de projection comme de conduite des opérations) dont elle ne disposait pas il y a encore seulement huit ans lors de la crise géorgienne, ainsi que de la volonté de s’en servir – ce qui peut constituer une ressource diplomatique importante.

Notons, toutefois, que le coût de l’intervention, s’il n’est certainement pas la seule raison de l’annonce du retrait, a dû jouer un rôle dans le calcul stratégique de Moscou. Bien que modernisée et de plus en plus efficace, l’armée russe reste une institution en pleine reconstruction. Selon le SIPRI, les investissements militaires ont représenté 19,7 % du budget de l’État en 2014, pour une valeur réelle de 84,5 milliards de dollars, là où l’Arabie Saoudite dépense environ 80 milliards et la France et la Grande-Bretagne environ 60 milliards chacune : bien qu’importantes, les dépenses militaires russes sont ainsi largement en dessous de celles de la Chine (216 milliards de dollars) ou des États-Unis (610 milliards de dollars) et sont dans la tranche des « petites grandes puissances ».

L’impact combiné des sanctions et d’un prix du baril de pétrole faible ont conduit une économie russe structurellement fragile à se contracter de 3,7 % en 2015, tout en connaissant une inflation de 12,9 %, une division par deux du cours du rouble et une chute des revenus réels de la population de 10 %. Pourtant, Moscou continue de verser 79 millions d’euros par mois dans le Donbass afin de soutenir les gouvernements pro-russes locaux et payer les salaires et pensions des employés publics.

Dans ce contexte, la Russie a annoncé, début mars, une réduction de 5 % de son budget de défense, freinant de facto la modernisation de l’armée – signe supplémentaire d’un retour aux impératifs de politique intérieure pour 2016. Si Moscou a effectué une démonstration de force militaire en Syrie, celle-ci connaît donc des limites structurelles.

L’obstacle Bachar al-Assad

L’annonce du retrait doit également être mise dans le contexte du cessez-le-feu et de la tentative de reprise des négociations entre le gouvernement et l’opposition en Syrie. Tout d’abord, il est clair que l’intervention russe a eu un impact sur le cours du conflit : l’utilisation de l’arme aérienne, en coordination avec le soutien terrestre fourni par les Iraniens et le Hezbollah, a permis à Bachar al-Assad de reconquérir une partie des territoires perdus durant l’été 2015. Certes, cela s’est fait en visant systématiquement les hôpitaux et en utilisant des bombes à sous-munitions, mais l’intervention russe a contribué à inverser la dynamique militaire.

Mais le sort des armes n’est absolument pas définitif : si le régime est aujourd’hui conforté, il est encore loin d’une victoire militaire absolue, qu’aucun camp (régime, opposition, djihadistes d’Al-Nosra ou de l’État islamique) n’est actuellement en mesure d’obtenir. Et tant que le conflit dure, Moscou ne peut espérer de rapprochement majeur avec l’Occident, partenaire économique dont Moscou réalise qu’il est incontournable. Dans cette situation, la négociation entre régime et opposition modérée est le seul moyen d’aboutir à un processus de paix permettant la création d’un front uni contre les djihadistes. Or, jusqu’à présent, le principal obstacle a été Bachar al-Assad lui-même.

Il convient de rappeler que la Russie est intervenue en Syrie en partie afin de contrer l’influence iranienne grandissante sur Damas : Moscou et Téhéran ont beau soutenir le même régime, ils n’en sont pas moins rivaux pour l’influence dans le pays.

Des mugs à l’effigie de Poutine et Assad sur un marché de Damas. Louai Beshara/AFP

De ce fait, la Russie a toujours eu du mal à fortement influencer Bachar al-Assad, dont le souhait de rester au pouvoir à tout prix le conduit à jouer ses protecteurs l’un contre l’autre. Si la Russie veut obtenir une stabilisation de la situation, elle doit contraindre Bachar al-Assad à négocier de bonne foi, quitte à envisager son propre départ. Ce qui est, pour l’instant, une ligne rouge du régime et une exigence non-négociable de l’opposition. Le départ de M. al-Assad est d’ailleurs soutenu par une partie importante de la population syrienne qui a manifesté plusieurs fois depuis le début du cessez-le-feu contre le régime, notamment à cause de la violence dont celui-ci a fait preuve : 80 % des victimes du conflit ont été causées par le régime, la large majorité des réfugiés syriens fuyant ce dernier et son utilisation de bombes baril et d’armes chimiques (55 attaques en 2014, 69 en 2015).

Or, la Russie différencie depuis quelque temps le régime syrien de la personne de Bachar al-Assad lui-même. L’annonce du retrait peut ainsi être un moyen de pression sur un président syrien conscient de sa dépendance à la puissance aérienne russe, afin de le forcer à envisager son propre départ et faciliter la transition vers un gouvernement mélangeant représentants du régime et de l’opposition. Soit exactement ce que les Occidentaux souhaitaient dès les négociations de Genève de 2012, en faisant du départ de M. Al-Assad un nécessaire prérequis pour une transition politique – l’opposition de Moscou empêchant alors la mise en place de cette solution. Or, un tel accord permettrait à chacun de sauver la face : les Russes disant qu’ils ont empêché un changement de régime (type Libye ou Ukraine), les Occidentaux se satisfaisant du départ de M. al-Assad, et les Syriens pouvant offrir un front uni face aux djihadistes.

Si, au final, c’est effectivement ce scénario qui se réalise, la mélancolie sera de mise face aux quatre années perdues, aux dizaines de milliers de morts et centaines de milliers de déplacés, et au renforcement du djihadisme international causés par le conflit. Nul doute que la Russie aurait pu à l’époque se retrouver au centre du jeu diplomatique et recevoir un concert de louanges si elle avait alors choisi de faire pression sur Bachar al-Assad pour lui faire quitter le pouvoir.

Peu après le début de l’intervention de Moscou, j’écrivais : « l’action russe ne détruira pas Daech, mais elle servira à rendre encore plus violente une guerre civile déjà particulièrement sanglante ». De fait, Daech est toujours là et l’intervention a conduit à une escalade de la violence de la part de tous les acteurs. Il est tragique de constater qu’obnubilée par son anti-occidentalisme, la Russie a été un « pouvoir de nuisance résiduel périphérique », selon le mot d’Hubert Védrine : l’intervention russe a en fait permis un retour à la situation de 2014 lorsque Bachar al-Assad n’était ni vainqueur ni perdant en Syrie, et la Russie en tension avec l’Occident. Les vies brisées des Syriens en plus.

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