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Peut-on être contre l’immigration et pour l’héritage chrétien ?

Le pape François, défenseur des migrants, tient le gilet de sauvetage d'un jeune s'étant noyé au large de la Méditerranée en cherchant à rejoindre l'Europe, ici à Calabre, 28 août 2016. VINCENZO PINTO / AFP

Certains leaders politiques confrontent le public à un dilemme. D’une part, ils veulent préserver l’héritage chrétien en Europe. Mais d’autre part, ils rivalisent d’idées pour accueillir le moins d’étrangers possible. Comment expliquer cette incohérence ?

Il est possible que ces politiques, notamment de droite, méconnaissent l’héritage chrétien. Lorsque le Pape François défend les migrants, leurs voix se lèvent pour dire qu’il serait un pape « de gauche ».

Or, depuis 70 ans, tous les papes ont défendu non seulement les migrants mais aussi un droit à l’immigration.

Le Vatican serait-il de gauche ?

Parfois, le Vatican s’est avéré plus visionnaire que l’Organisation des Nations unies. En 1948, la Déclaration universelle des droits humains a consacré l’émigration comme droit fondamental :

« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. »

Cette formule ne mentionne pas le droit d’entrer dans un pays qui n’est pas le sien. Mais quatre ans plus tard, le Pape Pie XII (1939-1958) interroge cette imprécision.

Dans son message de Noël 1952, Pie XII considère qu’elle aboutit à ce que :

« Le droit naturel de toute personne de ne pas être empêchée d’émigrer ou d’immigrer soit pratiquement annulé, sous prétexte d’un bien commun faussement compris. »

Pie XII pense que l’immigration est un droit naturel mais l’associe à la pauvreté. Il demande aux gouvernements de faciliter la migration des travailleurs et de leurs familles vers « des régions où ils trouveraient plus facilement les vivres ».

Il déplore la « mécanisation des consciences » et demande d’assouplir « en politique et en économie, la rigidité des vieux cadres des frontières géographiques ».

Son successeur, le Pape Jean XXIII (1958-1963) prolonge cet argument dans deux encycliques (Mater et magistra, 1961 et Pacem in terris, 1963). Alors que Pie XII pensait aux seules personnes nécessiteuses, Jean XXIII vise désormais toute personne qui « espère trouver ailleurs des conditions de vie plus convenables pour soi et pour sa famille » (Pacem in terris, 106).

Avec Paul VI (1963-1978), le devoir chrétien de servir les travailleurs migrants se fait plus pressant. Dans une encyclique de 1965, il rappelle :

« L’impérieux devoir de nous faire le prochain de n’importe quel homme et, s’il se présente à nous, de le servir activement : qu’il s’agisse de ce vieillard abandonné de tous, ou de ce travailleur étranger, méprisé sans raison. » (Gaudium et spes)

Jean Paul II (1978-2005) multiplie les paroles favorables à l’immigration. Son discours pour la Journée mondiale des migrants de 1995, consacré aux Migrants en situation irrégulière, rappelle que :

« L’Église considère le problème des migrants en situation irrégulière dans la perspective du Christ, qui est mort pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés (cf. Jn 11, 52), pour accueillir les exclus et rapprocher ceux qui se sont éloignés, pour intégrer toutes les personnes dans une communion qui n’est pas fondée sur l’appartenance ethnique, culturelle et sociale. »

Le Pape François ne défend donc pas les immigrés parce qu’il serait « de gauche », mais parce qu’il est au sommet d’une institution dont la raison d’être est « d’agir en continuité avec la mission du Christ ».

Libre circulation : un héritage chrétien ancien

Le dominicain Francisco de Vitoria a défendu la liberté de circulation sur des bases théologiques questionnant certains aspects de la colonisation espagnole. Wikiwand, CC BY

La défense chrétienne de la liberté de circulation va bien au-delà de notre époque.

Au XVIe siècle, le théologien dominicain Francisco de Vitoria (1483–1546) soutient que la liberté de circulation est un droit naturel.

C’était après la découverte de l’Amérique. La Couronne espagnole y avait établi sa domination, en édictant en 1512 les premières « Lois des Indes ». À l’époque où les jeunes dominicains se préparent pour un travail de missionnaire dans le Nouveau monde, Vitoria enseigne encore à l’Université de Paris. Puis, en retournant à l’Université de Salamanca, il est travaillé par des questions juridiques : de quel droit les Espagnols sont-ils en Amérique ? Et quels sont les droits des Indiens qui y habitent ?

En cherchant la réponse à ces questions, Vitoria pose les fondations du droit international. Dans ses Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre (1539), il conteste aux Espagnols le droit d’assujettir les Indiens, qu’il voit comme propriétaires de leurs terres.

Mais ces droits n’autorisent pas les Indiens à empêcher les Espagnols, ou quiconque d’autre, « d’aller et vivre aux Indes ».

Vitoria défend la liberté de circulation sur des bases théologiques. D’une part, il tire de la Genèse l’idée que la terre a été donnée en partage à tous :

« Au commencement du monde, alors que tout était commun, il était permis à chacun d’aller et de voyager dans tous les pays qu’il voulait ». La division des terres, survenue entre nations, ne saurait « empêcher les rapports des hommes entre eux. »

D’autre part, Vitoria voit dans l’Ecriture, qui prône l’amour du prochain, la preuve que « l’amitié entre les hommes est de droit naturel » et qu’il est « contre nature d’éviter la société d’hommes innocents ». La liberté de circulation repose donc sur « le droit de société et de communication » propre au genre humain.

Sans cette liberté, les gens ne peuvent se rencontrer, nouer des amitiés, communiquer ou faire du commerce. On trouve, chez Vitoria, une justification chrétienne du libre-échange.

Un principe de liberté

Le christianisme conduit Vitoria vers un principe de liberté : chacun est libre de voyager et de s’installer partout dans le monde, à la seule condition de ne pas nuire à autrui.

Aux uns, la liberté ne donne pas droit à commettre des violences ou à priver autrui de ses biens. Aux autres, la propriété des terres donne droit de se gouverner soi-même, sans empêcher l’arrivée et l’installation d’autrui.

Le penseur Vitoria tire de la Genèse (dans la Bible) l’idée que la terre a été donnée en partage à tous. Dimitris Vestikas/Pixabay, CC BY

La position de Vitoria ne plut pas au pouvoir. En 1539, après la publication des Leçons, l’empereur Charles Quint adressa une lettre au monastère dominicain de Salamanca. Il y exprimait son inquiétude de voir un membre de la congrégation remettre en question les droits de l’Espagne sur le « Nouveau monde ».

Quatre siècles plus tard, Vitoria inspira les politiques. Ses principes du libre accès à la mer, du libre-échange et de l’auto-détermination des peuples furent intégrés dans le plan en Quatorze Points de Wilson. Ce plan devait mettre fin à la Grande Guerre et fonder la Société des Nations.

Aujourd’hui, l’inspiration chrétienne de Vitoria ne motive plus les politiques. La liberté des mers, qui veut qu’« en vertu du droit des gens, les navires puissent accoster partout », est refusée même aux navires engagés dans le sauvetage de vies humaines en Méditerranée.

Quoi de plus étonnant que ces politiques qui affirment défendre l’héritage chrétien mais qui agissent pour le ruiner ?

Pas d’héritage chrétien sans l’accueil de l’étranger

L’accueil de l’étranger est un devoir si important pour le chrétien, qu’il en conditionne le salut. Dans l’Évangile, Mathieu fait dire à Jésus que c’est l’un des critères du jugement dernier. Ceux qui auront accueilli l’étranger recevront « en héritage » le royaume de Dieu. Les autres auront le châtiment éternel :

« Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » (Mathieu, 25 : 42-43)

De fait, pourquoi l’accueil de l’étranger fait-il partie des critères énumérés par Jésus ?

L’étranger est au cœur de la révolution du Nouveau Testament. Certes, on retrouve des injonctions à l’hospitalité aussi bien dans l’Ancien que le Nouveau Testament. C’est une hospitalité exigeante :

« Vous traiterez l’étranger comme l’un des vôtres ; vous l’aimerez comme vous-mêmes. » (Lévitique 19 :34)

et inconditionnelle :

« Exercez l’hospitalité sans murmures. » (Pierre 4 :9)

Mais la révolution qu’opère le Nouveau Testament est de doter le christianisme d’une aspiration universelle : de par leur origine commune, tous les êtres humains sont des frères.

L’identité chrétienne se juge à l’aune de cette foi en l’universalité :

« Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu, lorsque nous aimons Dieu. » (Jean 5 :2)

Par ce message, le christianisme parvient à effacer la distinction entre étrangers et proches :

« Ainsi, vous n’êtes plus étrangers, ni hôtes de passage, mais seulement des frères. » (Éphésiens 2 :19)

En cela, Jésus est apparu comme subversif.

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