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Piloter et coordonner le développement de la « littératie numérique »

Qui organise l'acquisition des compétences numériques ? hackNY via Visual Hunt , CC BY-SA

La Coalition française en faveur des compétences numériques annonce qu’elle cherche à établir une cartographie des acteurs du domaine. Il se trouve qu’elle vient d’être réalisée par le projet TRANSLIT de l'Agence nationale de la recherche (ANR) : 28 pays ont été analysés par plus de 60 chercheurs pour réaliser ce panorama. L’ouvrage sur les politiques publiques en éducation aux médias et à l’information (EMI) en Europe est publié chez Routledge, sous la direction de Divina Frau-Meigs, Irma Velez et Julieta Flores. Il répertorie les initiatives en France et dans l’UE et produit un outil de comparaison et de diagnostic à l’échelle européenne.

Les politiques publiques en éducation aux médias et à l’information et en littératie numérique (ou translittératie) ont été abordées à partir des trois cultures de l’information (info-média, info-doc, info-data). La définition de la gouvernance s’est alignée sur celle de la gouvernance d’Internet, celui-ci étant le média qui sous-tend actuellement les compétences médiatiques et numériques : un processus multi-acteurs, où les documents-cadres, les procédures de décision, les valeurs et les programmes sont coordonnés collectivement et mis en œuvre pour façonner l’évolution de la translittératie à l’ère du numérique. L’analyse s’est organisée selon les quatre dimensions-clés de la gouvernance :

  • la définition et son périmètre (notions et valeurs)

  • le secteur public et les outils de la mise en œuvre (documents-cadres, procédures de décision)

  • le système scolaire et ses ressources, formations, budgets et évaluations (programmes)

  • les acteurs en dehors du système scolaire, avec leurs initiatives et bonnes pratiques (processus multi-acteurs).

Les résultats globaux montrent la France en troisième position, premier pays de grande taille après la Finlande et le Danemark.

Les forces et faiblesses des politiques publiques

La définition de l’EMI et de la littératie numérique font partie du problème de mise en œuvre.

Le choix d’une définition large et composite, tel qu’opéré par l’Union européenne et de nombreux états membres, est important en termes de cadrage politique : la compétence numérique fait partie de l’éducation aux médias, selon les conclusions du Conseil de l'UE en 2016. Ce choix est puissant car il donne une grande flexibilité pour intégrer les nouveaux médias et leurs problèmes à mesure qu’ils émergent (radicalisation, fake news…). Mais il est aussi redoutable car il impose une mise à niveau constante des professionnels et peut avoir un effet de gel ou de dissuasion pour la mise en œuvre (par manque de ressources, de compétences et de formations…).

Les tendances futures attestent d’une « lame de fond numérique » car la définition est en expansion, à un rythme plus rapide que le cadre politique. La « littératie numérique » peut devenir le terme-chapeau pour attirer l’attention du public comme des décideurs, favoriser les priorités données aux partenariats avec des acteurs du secteur privé et répondre aux exigences de l’agenda numérique néo-libéral de l’Europe.

Toutefois l’émergence des fake news et du complotisme sur les réseaux sociaux ainsi que les phénomènes de radicalisation remettent l’éducation aux médias en avant, en termes de citoyenneté et de pensée critique, par contraste avec une littératie numérique davantage portée sur le code et le marché de l’emploi.

La convergence numérique permet également l’entrée de nouveaux acteurs dans le monde de l’éducation, sans tradition de ce type (plateformes de médias sociaux, FAI…).

Trouver un territoire commun est risqué car la définition devient un enjeu de pouvoir où certains acteurs ont beaucoup à gagner et d’autres à perdre. Des clarifications sont à apporter en termes de gouvernance, pour élucider le rôle des acteurs du secteur privé et associatif, dans des traditions historiques et politiques nationales différentes.

Plus le cadre politique est cohérent et complet, plus les dimensions de la mise en œuvre sont développées (formation, ressources, financement, évaluation).

Les deux dimensions les plus fortes du cadre politique sont la formation et les ressources, qui sont très présents en France et en Europe. Les points faibles sont le manque de financement ciblé et la quasi-absence d’évaluation, manifeste dans le déficit de compte-rendu et de suivi (pas de rapport public). Les prévisions futures prévoient une baisse de l’évaluation tandis que le financement se maintient, ce qui peut s’expliquer par l’arrivée de nouveaux acteurs, notamment du privé, susceptibles de compenser la baisse des finances publiques.

Même parmi les pays les plus porteurs dans le domaine (Finlande, Danemark, France en particulier), le financement et l’évaluation sont à la traîne, ce qui peut expliquer ce sentiment diffus de stagnation et de fragmentation noté par de nombreux acteurs : le manque de légitimation réciproque entre financement et évaluation crée une sorte d’inertie qui affecte l’élaboration de politiques autant que leur mise en œuvre effective.

Dans le processus de gouvernance, la présence et le rôle des acteurs des secteurs privé et associatif est importante.

Divers niveaux d’engagement/désengagement des états se manifestent, qui peuvent se traduire par diverses stratégies d’externalisation des ressources, des formations, des opérateurs, etc.

Les acteurs des secteurs privé et associatif sont très nombreux à participer au processus de gouvernance en émergence dans l’éducation aux médias, à l’information et au numérique. Ils contribuent à un « effet de trompe-l’œil » car ce sont eux qui proposent de nombreuses formations et ressources, plus encore que le seul secteur public. Les acteurs autres que les services de l’état jouent un rôle important dans la mise en œuvre de projets, de bonnes pratiques, dans et hors le cadre scolaire. Ils tendent à proposer des événements et des initiatives nationales ou régionales. Selon les contextes historiques, ils viennent en complément ou entrent en concurrence avec le secteur public. La propension au désengagement de l’état et à l’externalisation de la mise en œuvre est confirmée.

Les tendances futures pointent vers une réduction du financement sans toutefois que cela n’affecte trop négativement la production de ressources ou les formations, ce qui semble bien indiquer que les autres acteurs sont une force de capacitation et de développement. Leur engagement n’est pas prévu à la baisse, malgré un cadre politique parfois instable où les réformes et coups d’annonce successifs brouillent les repères pour les acteurs de terrain, à l’école et hors l’école.

La logique de positions de la gouvernance

Les résultats montrent que le secteur public peut tenir trois positions différentes, les « 3D » : une position de Développement, une position de Délégation et une position de Désengagement.

Dans la position de Développement, le cadre politique est fort et complet, avec un schéma de gouvernance assumé où l’état est moteur de la coordination et de la mise en œuvre.

Dans la position de Délégation, le cadre politique permet un certain nombre de stratégies mixtes, avec un soutien possible qui permet aux autres acteurs (secteur associatif, ONG…) de mettre en œuvre des activités (avec un financement restreint).

Dans la position de Désengagement, le cadre politique est limité, peu impliqué, surtout en ce qui concerne la mise en œuvre des actions et les autres acteurs sont souvent laissés à leurs propres initiatives en matière de compétences médiatiques et numériques.

Ces positions attestent d’une réelle hétérogénéité des situations entre pays et au sein d’un même pays en Europe. Elles résultent en partie de la complexité de la définition et de la diversité des outils de politiques publiques. Elles mettent en évidence des tensions à prendre en compte afin de mieux mettre en œuvre une logique de gouvernance multi-acteurs en démocratie :

  • définition étroite vs définition large

  • intervention vs désengagement

  • centralisation vs régionalisation

  • subsidiarité vs directives européennes

  • fragmentation vs unification

  • délégation au secteur civique vs délégation au secteur privé

Dans l’ensemble, les résultats confirment bien l’existence d’une gouvernance de l’éducation aux médias, à l’information et au numérique en Europe. Elle se caractérise par une coordination assez lâche entre acteurs du secteur public et une mise en œuvre horizontale par les acteurs des secteurs privé et associatif, avec une relation légère mais réelle à l’UE, reflétée notamment dans la mise en place et le financement de « bonnes » pratiques.

Et la situation en France ?

En France, il ne s’agit pas moins que de former 12 millions d’enfants sur 16 ans aux compétences médiatiques et numériques des trois cultures de l’information. Or la situation française se caractérise par la fragmentation du secteur public en matière de décision et par l’interdépendance croissante entre acteurs publics et acteurs du secteur privé et associatif. Plusieurs niveaux de gouvernance se superposent :

  • une gouvernance internationale avec harmonisation de la Directive des services des médias audiovisuels par sa transposition dans la loi.

  • une gouvernance d’État, via la DNE et la DGESCO avec des opérateurs dédiés (CLEMI, CANOPE, CNC…) impliquant des ministères comme celui de la culture (via l’EAC) et de l’éducation (via l’EMI), mais pas nécessairement le ministère de la Recherche et de l’Innovation ou le secrétariat à l’économie numérique.

  • une gouvernance associative (avec des initiatives menées par les Céméa, la Ligue de l’enseignement, Reporters sans frontières, etc.).

  • une gouvernance de marché en émergence (arrivée de pure players comme Microsoft ou Amazon dans le secteur de l’EMI numérique). Cette tendance confirme un certain retrait des États dans la mondialisation, leur rôle passant d’« opérateurs » à « animateurs » selon Thierry Vedel.

On doit donc se poser la question d’un 4e D à rajouter au modèle de gouvernance, le D de Dysfonctionnement, avec les risques attenants en termes de décalages institutionnels, d’erreurs dans le design de la coordination, voire de capture par d’autres secteurs et d’autres acteurs. À cela s’ajoute le besoin de prévoir des solutions distribuées, progressives, évolutives, pour accompagner le changement de manière transformative, avec tous les acteurs de concert autour de la table, pour avancer par consensus progressifs, en bonne gouvernance.

Quatre critères de faisabilité doivent être présents pour que tous les acteurs agissent en harmonie, en lien avec leurs missions augmentées par le numérique, vers une gouvernance de Développement :

  • l’existence d’un cadre politique cohérent au niveau national avec une vision culturelle collective des nouvelles éducations du XXIe siècle (définition, valeurs, acteurs…)

  • la coordination réelle entre les institutions du secteur public (autorités de régulation des médias, répartition des rôles et responsabilités, reddition de comptes et suivi…)

  • le développement des capacités et la professionnalisation (dans le secteur des médias, le secteur de l’éducation…)

  • le processus de gouvernance avec l’engagement des autres acteurs et parties prenantes (les chercheurs, les pure players, les ONG…).

Le manque d’évaluation de la performance des programmes et projets mis en place ainsi que la difficulté pour accéder aux données concernant les financements (souvent fusionnées et confondues avec d’autres budgets plus larges) est à déplorer. Un lien cohérent est à déployer avec et au sein de l’enseignement supérieur, via les ESPE mais pas seulement, pour que la formation aux compétences numériques soit assumée, conscientisée et partagée.

De fait, pour gérer cette grande richesse qui se manifeste, paradoxalement, par une réelle inertie, il faudrait mettre en place au plus haut niveau de l’état une cellule de coordination des politiques et des initiatives en matière de compétences numériques dans et hors l’école, avec un appui fort sur la recherche.

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