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« Politiquement correct », le nouveau nom de la politesse ?

Molière reçu par Louis XIV
L'irrévérencieux Molière reçu à la cour du roi Louis XIV, haut lieu de la courtoisie française, peinture de Jean-Léon Gérome. Wikimedia

Il est fréquent aujourd’hui de s’opposer au « politiquement correct ». Mais il est moins courant de définir ce à quoi l’on s’oppose vraiment.

Dans une Encyclopédie des jurons (2006), l’entrée « politiquement correct » renvoie à :

« […] un phénomène sociolinguistique curieux […] généré par des attitudes reflétant davantage une sensibilité sociale que la franchise, le [politiquement correct] cherche essentiellement à éliminer le langage préjudiciable et à changer l’opinion publique sur un ensemble de questions politiques et sociales, comme la culture, l’éducation, le genre, le handicap et l’ethnie ».

Cette Encyclopédie des jurons ne contient pas d’entrée pour la « politesse ». Mais à y regarder de près, la politesse est un phénomène sociolinguistique qui correspond bien à ce que l’on appelle « politiquement correct. »

La politesse serait-elle devenue un phénomène « curieux » ?

Qu’est-ce que la politesse ?

Les recherches sur la politesse débutent dans les années 1950 (avec notamment les travaux du sociologue Erving Goffman sur la déférence), mais elles connaissent un essor dans les années 1970.

Les sociolinguistes cherchent alors à expliquer pourquoi il existe, dans de nombreuses langues, des marqueurs de la politesse, ainsi que des normes qui contraignent nos conversations.

Pour la linguiste Robin Lakoff, les sociétés humaines ont développé la politesse « pour réduire la friction dans les interactions personnelles ». C’est aussi l’avis de Geoffrey Leech, qui voit dans la politesse « une stratégie d’évitement du conflit ». La politesse se mesure, selon lui, par la « quantité d’effort dépensé dans l’évitement d’une situation conflictuelle, ainsi que dans l’établissement et le maintien de la courtoisie ».

Leech a aussi synthétisé la politesse en six maximes. Les deux premières concernent l’usage des formules directives, tels les impératifs, qu’il vaut mieux, sinon éviter, du moins employer avec tact et générosité :

Maximes du tact et de la générosité, selon Leech (1983).

La maxime du Tact explique, par exemple, pourquoi nous considérons qu’il est moins poli de dire « passez-moi ce livre ! » plutôt que « puis-je vous demander ce livre ? ». La raison n’est pas la présence de l’impératif car « prenez soin de vous ! » ou « venez avec nous ! » sont des formules tout aussi impératives, mais considérées comme polies. La raison est que nous tentons, par la formule interrogative, de minimiser les coûts pour autrui.

Les quatre maximes suivantes – approbation, modestie, accord, sympathie – concernent des énoncés non-directifs. Quand bien même on n’impose rien, notre conversation est plus polie lorsque l’on cherche à rester positif, en réconfortant autrui ou en se montrant modeste :

Maximes de la politesse, selon Leech (1983).

Au lieu d’affirmer, par exemple, « je n’aime pas son travail », la maxime de l’Approbation nous recommande une formule plus positive (« je préfère plutôt… »), tandis que la maxime de la Modestie conseille de se mettre soi-même en cause (« je n’ai pas trouvé le temps d’approfondir son travail »).

De même, il est plus poli d’exprimer les désaccords en cherchant d’abord des points communs avec nos contradicteurs.

Selon Leech, les maximes de la politesse sont universelles, bien que des différences puissent subsister. Si en français, on minimise son effort en disant « voici un petit cadeau pour vous », en japonais on offre un cadeau avec une formule qui exprime la modestie : « ceci n’a pas grand intérêt mais… » (つまらないものですが).

Ces exemples montrent que la politesse correspond à la définition même du « politiquement correct » car l’on cherche avant tout à exprimer une sensibilité sociale en éliminant tout langage préjudiciable.

Poli, avec tout le monde ?

La définition du « politiquement correct » a une seconde partie : elle affirme que de nouvelles normes langagières seraient aujourd’hui imposées en matière de genre, du handicap ou de l’ethnie. Est-ce un changement des règles de politesse ?

Il se peut que ces règles nous semblent nouvelles parce que certaines personnes participent, de façon plus visible, à la conversation publique. Mais les règles de politesse n’ont pas changé et elles concernaient déjà tout le monde.

Par exemple, lorsque dans les années 1950, Goffman publiait ses premières observations sur les comportements polis, il s’appuyait sur une enquête menée en hôpital psychiatrique. Il y avait remarqué que la déférence était pratiquée dans des relations entre médecins et patients. Lorsqu’un patient refusait de se joindre à une sortie, on lui montrait plutôt ce qu’il allait manquer mais on n’interférait pas davantage avec sa décision.

Dans les années 1970, Penelope Brown et Stephen Levinson se sont inspirés de la théorie de Goffman. Ils ont décrit la politesse comme un effort de « garder la face » à la fois pour soi-même et pour autrui. Goffman avait défini le concept de « face », dans son livre Les Rites d’interaction (1967) comme la valeur sociale positive que toute personne revendique.

Brown et Levinson distinguent deux façons de « garder la face » : négative, lorsqu’on évite qu’autrui n’interfère avec nos actions ou notre vie privée et positive, lorsqu’on souhaite qu’autrui ait une bonne image de nous. Dans nos échanges, nous risquons constamment de « perdre la face » : soit par l’intrusion ou l’indiscrétion d’autrui, soit par la honte et tout ce qui menace la bonne image de nous-mêmes.

Or, la politesse nous permet précisément d’éviter que nous et nos interlocuteurs perdions la face. Lorsque cela arrive, nous le réparons, par des excuses ou par des moyens d’inclusion. Et cela, quel que soit notre genre, situation de handicap ou ethnie.

Embarras obligatoire en cas de gaffe

Nos seulement la politesse est due à tout le monde, mais l’embarras en cas de gaffe est, lui aussi, obligatoire. Pour Goffman, chaque rencontre est une opportunité de revendiquer un moi socialement acceptable.

Lorsqu’une gaffe semble montrer le contraire, se montrer embarrassé permet de rétablir l’équilibre et le gaffeur s’empresse à corriger le malentendu. L’embarras a donc une fonction sociale : il signale que les normes sociales sont connues et acceptées.

Toutefois, nous avons tendance à manquer de respect à certaines personnes. Goffman explique ce mécanisme dans un autre livre, Le stigmate : les usages sociaux des handicaps.

Il définit le stigmate comme une caractéristique personnelle qui s’impose à notre attention de sorte qu’elle « contamine » toutes les autres qualités de la personne. Goffman ne pense pas uniquement aux handicaps corporels, mais aussi à l’ethnie, la religion, l’orientation sexuelle ou politique, qui peuvent fonctionner comme autant de stigmates.

À partir d’une caractéristique, nous en supposons bien d’autres et « nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons efficacement, bien qu’inconsciemment, les chances de la personne ».

Les observations de Goffman ont été confirmées par la psychologie expérimentale et on appelle aujourd’hui « effet de halo » la façon dont une caractéristique peut altérer notre jugement à l’égard d’une personne.

La politesse en politique

Aujourd’hui, il n’est pas rare de rebaptiser la politesse « politiquement correct » pour s’en affranchir. Tentant de garder la face, on déclare défendre la liberté d’expression. Mais cet abandon de la politesse n’a-t-il pas d’effets bien au-delà des groupes stigmatisés ?

Les effets sur la vie politique ne sont pas heureux. D’une part, nous perdons la capacité non seulement de pratiquer, mais aussi de reconnaître, la politesse.

Par exemple, lorsqu’au débat pour les présidentielles, Emmanuel Macron avait commencé à répondre par « Sur ce point, je suis d’accord avec vous », un contre candidat a raillé « Vous êtes toujours d’accord avec tout le monde » et a provoqué des rires ostensibles sur le plateau. Dans cet exemple, ni ce candidat, ni la presse (qui relate un « tacle » ou une « pique ») ne semblent reconnaître que chercher des points d’accord avec son adversaire est une exigence de politesse.

D’autre part, si la fonction de la politesse est de réduire les frictions, à quoi l’abandon de la politesse peut-il bien mener ?

Depuis deux décennies, la politiste Diana Mutz étudie les incivilités dans les débats politiques. L’incivilité est un puissant capteur d’attention, nous en sommes tous piégés. Mais cette quête d’attention, par les leaders et par les médias, dégrade la vie politique.

Dans son livre In-Your-Face Politics, Diana Mutz a montré que l’exposition à des discours politiques incivils a deux effets : elle polarise les électeurs et les rendent moins respectueux de l’opinion adverse. Mais elle diminue aussi leur confiance dans les politiques et dans les institutions.

Ces effets sont pernicieux. La liberté de proférer des jurons est intacte, mais lorsque son exercice dégrade la vie politique, les autres libertés sont en danger.

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