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Un homme et deux femmes discutent autour d'un repas
La présence grandissante de personnes originaires de France au Québec, notamment à Montréal, influence le français parlé par l'ensemble des communautés. (Shutterstock)

Quand « du coup » devient « fait que » : comment se font les transferts linguistiques entre les Français et les Québécois

Une importante vague d’immigration de Français et de Françaises a été enregistrée au cours des quinze dernières années au Québec. Ils seraient environ 65 000 selon les dernières estimations, à Montréal seulement, et le double dans l’ensemble du Québec.

Plusieurs facteurs expliquent leur choix de s’installer au Québec : une vie en Amérique du Nord sans barrière linguistique, de nombreuses opportunités professionnelles, des logements plus abordables, du moins jusqu’à récemment, et une sécurité accrue pour les femmes.

Le gouvernement québécois déploie par ailleurs d’importantes ressources pour les attirer : missions de recrutement de main-d’œuvre en France, partenariats entre la France et le Québec (prix des études réduit, assurance santé gratuite, etc.).

Ils et elles bénéficient donc d’une immigration facilitée. En plus, ce groupe maîtrise la langue officielle de la province. Leur intégration est-elle pour autant facile ? Pas forcément. Car il s’agit d’une « minorité audible ». Une étude sociolinguistique récente, réalisée dans la ville de Québec, suggère que l’accent français n’est pas optimal pour créer des liens amicaux avec des Québécoises et des Québécois. Plusieurs adopteraient ainsi des éléments du français québécois pour s’intégrer.

Mais comment évolue le parler des personnes originaires de France au fil du temps ? Comment s’influencent les français québécois et français ? Dans quelle mesure les Français et Françaises adoptent-ils l’accent, les expressions ? Quels sont les facteurs linguistiques, sociaux et cognitifs qui favorisent ou défavorisent l’usage de différentes formes ?

Ce phénomène a attiré l’attention de la linguiste que je suis. Et à ma grande surprise, aucune étude linguistique n’avait été réalisée sur le sujet. C’est ainsi que j’ai décidé d’explorer les pratiques langagières de la communauté française de Montréal dans le cadre de mon doctorat, avec la collaboration de Julie Auger, sociolinguiste et spécialiste du français québécois, et de Simone Falk, experte en linguistique expérimentale et en neurolinguistique.

Une foule de gens massés
Des citoyens français font la queue pour voter au second tour de l’élection présidentielle française à Montréal, le 23 avril 2022. La Presse canadienne/Graham Hughes

Deux groupes tests

Notre équipe a réalisé des entrevues enregistrées auprès de 35 Françaises et Français. Certaines personnes avaient vécu à Montréal pendant plus de huit ans tandis que d’autres étaient fraîchement arrivées. Ces dernières ont été interviewées une fois par an pendant leurs trois premières années à Montréal.

Le profil des personnes recrutées varie en ce qui concerne l’âge et le genre, mais aussi de la région d’origine. La plupart sont issues de la région parisienne, ou de régions du nord et de l’ouest de la France. Ces derniers partagent des traits avec le français québécois, par exemple, avec des mots comme asteure et des éléments de prononciation comme dans croire. Nous prédisions qu’ils et elles auraient davantage tendance à assimiler certains traits du français québécois que les Parisiennes et les Parisiens.

Chaque participant et participante a d’abord conversé une heure avec une enquêtrice québécoise, puis une heure avec une enquêtrice française. Cela nous permet de vérifier s’il y a une modification dans leur façon de parler selon l’origine des personnes en présence.

Nous avons posé des questions sur leur histoire sociolinguistique, les raisons qui les ont amenés à Montréal, leur réseau social, leurs projets d’avenir ainsi que leurs attitudes envers le Québec, les gens qui y vivent et le français québécois. Le but était de favoriser des conversations naturelles et de recueillir des informations individuelles qui pourraient expliquer les changements linguistiques observés au sein de la communauté.

Dans un cadre expérimental, nous leur avons aussi fait évaluer et répéter des phrases en français québécois. L’idée était de tester leur capacité de perception et de production de formes linguistiques québécoises. Nous cherchions aussi à comprendre quels traits du français québécois « sautent aux oreilles » des Françaises et des Français, et lesquels passent inaperçus.

« Fait que » versus « du coup »

Nos enregistrements sont en cours de transcription. Malgré tout, nous avons pu commencer à analyser le parler de huit participants : quatre personnes établies à Montréal depuis plus de huit ans, en couple avec un Québécois ou une Québécoise, et quatre nouvellement arrivées. Nous nous sommes concentrées sur des traits linguistiques précis qui distinguent le français de France du français québécois.

D’abord, nous avons observé comment ces individus prononcent le a à la fin des mots, par exemple dans Canada, pas, doctorat, etc. Ce son a tendance à être produit à l’avant de la bouche en France (a antérieur) et à l’arrière de la bouche au Québec (a postérieur).

Ensuite, nous avons examiné l’usage de alors, donc, fait que et du coup. Ces termes sont utilisés dans des contextes similaires : ils peuvent marquer la conséquence ou encore ponctuer le discours. Si alors et donc sont neutres, les autres formes sont marquées géographiquement. Du coup est un stéréotype du français de France tandis que fait que est propre au français québécois.

Enfin, nous avons exploré l’emploi du mot tsé, une spécificité linguistique québécoise qui sert à ponctuer les phrases. En réalité, il est utilisé des deux côtés de l’Atlantique, mais pas dans la même mesure. Tsé est plus fréquent au Québec qu’en France.

Un parler hybride

Dans les études menées, deux facteurs se sont avérés significatifs : la durée de séjour et l’enquêtrice en présence. Ainsi, les quatre individus installés à Montréal depuis longtemps ont employé beaucoup plus les traits linguistiques locaux étudiés (a postérieurs final, fait que et tsé) que les quatre fraîchement débarqués. On observe également une tendance claire à l’ajustement envers l’interlocutrice, non seulement chez les personnes bien établies à Montréal, mais aussi chez celles qui viennent de s’installer.

On a donc de l’adaptation linguistique. Cela ne veut pas pour autant dire que nos participantes et participants parlent exactement comme les locaux. Après tout, il s’agit de personnes arrivées au Québec à l’âge adulte. Or, comme pour les langues secondes, plus on est exposé tard à une seconde variété de sa langue maternelle, plus il est difficile de l’acquérir.

Qu’est-ce qui caractérise le parler des Françaises et Français bien établis à Montréal ? En quoi se distingue-t-il de celui des Québécoises et Québécois ?

Quelques constats se dégagent de nos premières analyses. D’abord, la fréquence d’usage des traits québécois est loin d’atteindre celle des locaux. En plus, la prononciation de certaines formes québécoises adoptées peut être erronée. Un exemple typique : le mot piastre qui devient pièce. Sans surprise, on remarque aussi un maintien de formes françaises comme le fameux du coup.

C’est donc un parler hybride qui se développe chez ces individus mobiles, de sorte qu’ils peuvent être perçus comme étrangers dans leur société d’accueil, mais aussi dans leur pays d’origine. Nombre des personnes interviewées ayant résidé à Montréal pendant longtemps ont déclaré : « on me dit que j’ai un accent québécois en France alors qu’on sait immédiatement que je viens de France ici ».

Une influence à deux sens

Ce n’est pas seulement le parler des Françaises et Français qui évolue. Cette population grandissante semble également exercer une influence sur les pratiques langagières des locutrices et locuteurs du français québécois.

Nombre d’anecdotes me sont parvenues. Plusieurs personnes participantes ont rapporté s’être étonnées d’entendre putain et du coup sortir spontanément de la bouche de Québécois et de Québécoises.

On me parle aussi souvent de l’influence des médias français, notamment du rap et de YouTube, sur le parler de la jeunesse québécoise. Des enfants qui grandissent à Montréal se mettent à utiliser de l’argot français que leurs parents québécois ne comprennent pas (p. ex. daron ‘père’, avoir la flemme ‘être paresseux’).

Dans son balado diffusé sur Radio-Canada, l’auteur-compositeur-interprète québécois Jerôme 50 mentionne l’adoption de verlan par certains groupes montréalais qui ne viennent pas de la France (p. ex. truc de ouf ‘truc de fou’, fonsdé ‘défonsé’).

Ainsi, chaque communauté enrichit son répertoire linguistique au contact de l’autre. Cette influence mutuelle laissera sans doute une empreinte durable sur la manière dont le français est parlé à Montréal. Il convient de s’en réjouir, car l’évolution du français montréalais témoigne de la vitalité de cette variété.

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