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« Réarmement démographique » : les séries dystopiques s’invitent dans le débat

Dans une société dystopique et totalitaire au très bas taux de natalité, les femmes sont divisées en trois catégories : les Epouses, qui dominent la maison, les Marthas, qui l'entretiennent, et les Servantes, dont le rôle est la reproduction. Alloicné

Le 16 janvier 2024, le président de la République Emmanuel Macron défendait l’idée d’un « réarmement démographique », tout en restant évasif sur les applications concrètes d’un tel projet. Cette prise de parole a entraîné de nombreuses réactions associant cette rhétorique guerrière et l’évocation de tests de fécondité à des dystopies comme le roman de Margaret Atwood La Servante écarlate, adapté en série à succès.

L’actualité et sa lecture à travers le prisme de la dystopie sont l’occasion d’interroger le succès des séries appartenant à ce genre et leurs éventuelles fonctions. À quels problèmes publics ou débats de société font-elles écho ? Mais surtout, à quelles réflexions sont-elles susceptibles de nous inviter ?

Des futurs sombres pour repenser nos sociétés

La dystopie n’est pas un genre nouveau. Le XXe siècle, tourmenté par des périodes de crises profondes, donne naissance à des œuvres qui se sont érigées en références littéraires du genre : 1984 de George Orwell, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, pour ne citer qu’eux.

Exemple de l’utilisation de la fiction dystopique The Handmaid’s Tale pour commenter l’actualité nationale. Twitter

Depuis le milieu des années 2010, on peut cependant observer une nouvelle vague dystopique largement alimentée par les séries télévisées. Les récits dystopiques fleurissent sur nos écrans et ont su séduire des publics variés, notamment du fait de leur diffusion sur des plates-formes de VOD. Certaines séries se sont ainsi érigées en références culturelles partagées, devenant parfois des grilles d’interprétation de l’actualité socio-politique : Black Mirror, Squid Games ou encore La Servante écarlate, au point de voir leur iconographie reprise en symbole de luttes contestataires.

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Science-fiction, anticipation, uchronie, post-apocalyptique, dystopie… les frontières entre les genres fictionnels sont ténues, parfois poreuses. Ici, la dystopie est donc entendue comme un récit fictionnel qui, en hypertrophiant des phénomènes déjà à l’œuvre dans la société de l’auteur, en imagine les dérives possibles dans un futur plus ou moins proche et se fait le relais des préoccupations et des angoisses contemporaines. Dans un geste de mise en garde, ces récits confient une responsabilité aux lecteurs/téléspectateurs, celle d’éviter que le futur décrit ne se produise en demeurant vigilant.

C’est d’ailleurs précisément ce qui semble se produire en réaction au « réarmement démographique » évoqué par Emmanuel Macron : la fiction dystopique – dans ce cas précis, La Servante écarlate – a été mobilisée par certains comme une grille d’interprétation de l’actualité, désignant comme problématique une telle orientation politique. Ces propos ont été interprétés à travers le prisme de la fiction dystopique, qui agit comme une mise en garde quant à la fragilité des droits des femmes face aux enjeux démographiques.

Le thème démographique n’est pas un motif nouveau dans les dystopies – le sociologue Andreu Domingo parle d’ailleurs de « demodystopia ». Déjà en 1973, Richard Fleischer imaginait dans Soleil vert les conséquences de la surpopulation. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles représentations dystopiques en font les séries ?

La réactualisation du motif de la surpopulation

Si le thème de la surpopulation a largement inspiré les auteurs de dystopies dans les années 80, celui-ci se fait plus rare, à quelques exceptions près. La série américaine The 100 (2014-2020) en est une. Créée par Jason Rothenberg, elle imagine le monde de 2149 – 97 ans après que la Terre ait été rendue inhabitable suite à une catastrophe nucléaire, seuls ont survécu les habitants d’une station orbitale. Malgré le contrôle des naissances, les ressources s’épuisent, les obligeant à un retour sur Terre. Durant sept saisons, la survie de l’humanité sera au cœur de l’intrigue principale.

The 100 réactualise donc le motif dystopique de la surpopulation, entrant en résonance avec certains discours alarmistes qui, encore récemment, établissaient un lien entre la surpopulation mondiale et les questions environnementales (épuisement des ressources, pollution, etc.). Elle l’associe également aux risques que peuvent représenter certains usages de l’IA (intelligence artificielle).

Dans The 100, bien qu’il ne s’agisse pas du cœur de l’intrigue, la surpopulation correspond au point de départ qui entraîne ce que j’appelle le « basculement dystopique ». Dans le premier épisode de la saison trois, la série met en récit les origines de la catastrophe nucléaire : en 2051, une scientifique [Becca] a développé une IA (ALIE), programmée pour « rendre la vie meilleure » et régler la crise environnementale mondiale. Afin de remplir son objectif premier, ALIE se donne pour mission de régler ce qu’elle identifie comme le problème de fond : « trop de monde » (S03E01, 01:54).

Reprenant la construction du mythe de Frankenstein, The 100 illustre le concept de perverse instantiation, soit la capacité d’une IA à pervertir les intentions de son programmeur en poursuivant un objectif de manière logique mais délétère et hostile pour l’humain. La surpopulation étant identifiée comme principal obstacle s’opposant à une vie meilleure par l’IA, celle-ci échappe au contrôle de sa créatrice pour procéder au lancement de missiles nucléaires afin de ne permettre la survie que de quelques humains.

Dialogue entre l’IA ALIE (droite) et sa créatrice Becca (gauche). The 100/The CW

Les angoisses liées aux catastrophes nucléaires sont emblématiques du contexte géopolitique de la Guerre froide et sont devenues un thème classique dans la science-fiction, réactualisé par la série. C’est encore une fois par la main de l’humain, mais sous les traits d’une IA, que se joue la perte d’une partie de l’humanité. La technologie alimente l’espoir de lendemains meilleurs (notons que la série propose aussi une représentation positive de l’IA dans la suite du récit) mais elle peut aussi être une menace fatale lorsque ses conséquences ne sont pas maîtrisées.

Le recours à la technologie pour répondre aux problèmes relatifs à l’environnement et/ou aux enjeux démographiques fait également écho à des débats contemporains : le dérèglement climatique et ses conséquences se sont progressivement constitués en problème mondial ces dernières années. En réponse, certains discours envisagent la technologie comme solution à tous les maux, ce qu’Evgeny Morozov désigne comme un « solutionnisme technologique », tout en en soulignant ses limites. La série The 100 illustre ce que pourraient être les conséquences dystopiques d’une telle solution apportée au problème de la surpopulation.

Le scénario d’une baisse drastique de la natalité

Dans La Servante écarlate, c’est a contrario la baisse de la fertilité qui entraîne le « basculement dystopique », en entraînant une crise mondiale. Cette question agite les débats de nos sociétés occidentales depuis plusieurs années et s’est progressivement érigée en problème public.

En 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport sur l’infertilité qu’elle qualifie de « problème mondial de santé publique ». Si le phénomène concerne aujourd’hui 17,5 % de la population selon le rapport, La Servante écarlate met en récit les conséquences qu’entraînerait sa généralisation.

La série, s’inspirant du roman éponyme de Margaret Atwood, postule une société où l’infertilité s’est généralisée, entraînant une chute drastique de la natalité. C’est dans ce contexte qu’une secte politico-religieuse renverse le Gouvernement des États-Unis et crée une société totalitaire, La République de Gilead, affichant le projet d’un retour aux valeurs traditionnelles et religieuses.

Après avoir purgé la société de tous les individus et éléments allant à l’encontre de cette vision du monde, la société est réorganisée autour d’une lecture fondamentaliste de la Bible. Les femmes sont déchues de leurs droits et de leurs libertés, celles identifiées comme fertiles ont le devoir de donner naissance. Celles qui ont péché par le passé (c’est le cas du personnage principal du récit, June/Offred) deviennent des Servantes et n’ont d’autre mission que la reproduction : affectées à des couples des castes les plus élevées, elles sont violées chaque mois par le Commandant en présence de l’Epouse, dans un rituel appelé la Cérémonie, afin de leur donner des enfants.

Les causes de l’infertilité sont également nommées par la série qui l’associe à des questions environnementales et sanitaires. La dystopie est « critique » pour le chercheur Tanner Mirrlees, puisqu’elle pointe explicitement la responsabilité d’un système industrialo-capitaliste. On retrouve là aussi l’idée que l’humain est à l’origine de sa propre perte.

Dans le premier épisode de la saison 1, le personnage de Tante Lydia – chargé de « former » les Servantes – désigne le système pré-Gilead comme responsable de l’infertilité en ces termes :

« Ils remplissaient l’air de produits chimiques, de radiations et de poison ! Dieu a donc créé un fléau spécial. Le fléau de l’infertilité… alors que le taux de natalité chutait, ils ont aggravé la situation. Pilules contraceptives, pilules du lendemain, assassinat de bébés. Juste pour pouvoir faire leurs orgies, leur Tinder… » (Tante Lydia, S01E01, 16:07)

Mais, dans la rhétorique de Gilead – et là réside le tournant dystopique – les pollutions industrielles partageant la responsabilité avec les valeurs défendues par les démocraties libérales et tout ce que nos sociétés actent comme des acquis et des libertés : le droit à la contraception, à l’avortement, ou encore à vivre son orientation sexuelle. Pollution et libertés sont donc deux éléments que le système de Gilead s’est employés à éradiquer, au nom du bien commun.

« Nous ne nous sommes pas réveillés » nous dit June (Elisabeth Moss). Face aux effets de l’infertilité, la société a évolué progressivement : un contrôle accru de l’éducation des enfants par les services sociaux d’une part ainsi qu’un retour à la Foi dans l’espoir d’un salut.

À partir de l’analyse des flashbacks des quatre premières saisons, il est possible de reconstituer l’ordre chronologique des grands évènements ayant conduit à la formation de l’univers dystopique de Gilead : infertilité et baisse drastique du taux de natalité dans le monde, popularité de mouvements religieux appelant à la responsabilité collective en embrassant « son destin biologique » (Serena Waterford, S02E06), un coup d’État, des purges, la fermeture des frontières, puis la réorganisation de la société.

Ces scènes témoignent du processus méticuleux et calculé qui conduit au basculement dystopique. Elles montrent aussi, et la série tend à mettre en garde contre cela à travers le discours de June, la passivité des personnages face aux mesures qui introduisent la catastrophe et leur capacité d’adaptation à ces mesures d’exception, jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard.

Une invitation à la réflexion collective

En mettant en fiction les causes du « basculement dystopique », les séries identifient et désignent certains faits de société comme problématiques, puisque susceptibles de conduire à de futurs indésirables. Par ailleurs, la présence de nombreux personnages permet de dresser un tableau complexe et réaliste des problèmes publics fictionnalisés : ceux-ci incarnent différentes visions du monde qui façonnent la réalité sociale.

Pour reprendre l’exemple de La Servante écarlate, le récit est raconté du point de vue de June et donne à voir son expérience du basculement dystopique et de son nouveau quotidien de Servante. Le téléspectateur est solidarisé avec l’expérience oppressive du régime dystopique telle que vécue par June. Cependant, dès la première saison, la série rend également audibles d’autres voix et d’autres expériences, notamment celles de ceux qui sont les instigateurs de Gilead, Fred Waterford et Serena Joy Waterford. Plusieurs scènes de flashbacks permettent aux téléspectateurs de mieux saisir leur vision du monde : convaincus d’œuvrer pour le bien de l’espèce humaine, Gilead constitue pour eux l’unique voie pour répondre à la menace que représente l’infertilité.

En confrontant les points de vue de ces personnages, les séries dystopiques produisent une forme alternative de débat public et se constituent en « arènes publiques fictionnelles ».

Néanmoins, si les séries mettent en garde contre des visions du monde associées à au basculement dystopique, elles ne proposent pas d’alternative permettant de régler les problèmes initiaux mis en récit. Les séries usent de la complexité narrative pour retranscrire la complexité des problèmes publics qu’elles abordent.

Comme l’affirme le chercheur en sciences politiques Yannick Rumpala à propos de la science-fiction, les séries dystopiques peuvent devenir des ressources cognitives pour « réinterpréter des problèmes et des situations, pour avancer des formes d’interrogations et explorer des propositions par un déplacement dans un monde différent, reconfiguré ».

Finalement, plus qu’une simple critique, les séries dystopiques peuvent être lues comme des invitations à engager une réflexion collective sur les problèmes mis en fiction, en laissant aux téléspectateurs la responsabilité d’éviter les catastrophes qu’elles décrivent et de réimaginer des futurs plus chantants que ceux à l’écran.

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