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Sciences de gestion : l’impact d’une recherche métisse : l’« alteraction »

Que la lumiere soit !

Cet article, issu d’une communication scientifique, est publié dans le cadre du partenariat FNEGE–The Conversation France autour des États Généraux du Management qui se sont tenus à Toulouse les 26 et 27 mai 2016 sur le thème « L’impact de la recherche en sciences de gestion ».

Le néologisme « alteraction » a été forgé pour rendre compte de pratiques particulières de recherche-accompagnement que l’exercice des activités variées d’enseignant-chercheur a permis de développer.

Démarche composite mixant des éléments qui l’inscrivent dans le champ des recherches interactives, elle affiche cependant une singularité dans les interactions avec le terrain et ses relations à l’Autre : un projet éducatif distinctif, à visée autonomisante, tout autant que les dimensions humaines des apprentissages réciproques qui s’opèrent à travers elles.

Ces contextes qui appellent des formes d’action particulières de l’enseignant-chercheur renvoient aux missions complémentaires de tout universitaire : formation, insertion professionnelle, recherche, valorisation. Leur dénominateur commun, en lien avec l’utilité sociale que ces missions d’intérêt général doivent présenter, est l’interaction avec des acteurs multiples sur des terrains variés. Cette exigence confronte à la nécessité de combiner intervention, formation, action, accompagnement sans sacrifier ni objectifs pédagogiques, ni objectifs scientifiques, d’où un travail permanent d’équilibration.

À l’heure où, pour l’université, les enjeux d’ouverture plus marquée sur ses environnements et de valorisation de ses actions sont beaucoup plus forts qu’avant, cette nécessité n’est pas anodine.

L’héritage des recherches interactives

Il y a trente ans, la recherche en gestion, jeune discipline au CNRS (« Une jeune discipline au CNRS : la recherche en gestion », Le Courrier du CNRS, n° 64, 1986), témoignait déjà de l’importance qu’allait prendre le terrain pour accéder aux pratiques de gestion des agents, in situ. Les « éléments pour une théorie du dispositif dans la recherche interactive » rassemblés par Girin ont largement contribué à légitimer des pratiques de recherche qui faisaient de l’interaction avec le terrain un outil privilégié d’analyse. Dans des disciplines différentes, la recherche-accompagnement a plus récemment émergé comme une forme particulière de recherche interactive. Elle vise à valoriser une démarche collective qui place le chercheur en facilitateur d’apprentissages, dans l’action, favorables à la réflexivité des acteurs et à la construction de projets dans des contextes évolutifs.

Pour Bréchet et ses collèguescomme, précédemment, pour Ben Mahmoud-Jouini et les siens, la recherche-accompagnement, pour permettre une construction de savoirs et une légitimation des actions, demande à la fois : l’immersion multimodale dans l’action ; une interaction de longue durée ; des méthodologies et pratiques d’observation variées ; le renoncement affirmé à une certaine neutralité ; la prise en compte d’une demande multifacette et évolutive qui n’est pas celle d’un acteur précis et identifié mais d’acteurs multiples issus de sphères variées.

Une forme de recherche-accompagnement qui fait entendre sa différence

L’« alteraction » relève d’une relation d’accompagnement, d’un enrichissement réciproque fondé sur une communication intersubjective et l’apport croisé de savoirs. Elle repose comme elle sur une expérience pragmatique et participative ancrée dans les pratiques. L’accompagnement proposé fait l’objet d’une co-construction, d’une co-évaluation permanentes. Il ne prend pas la forme d’une transmission de savoirs prêts à l’usage. Il s’attache plutôt, en amont, aux conditions de leur éclosion ou de leur mobilisation locales, écartant résolument la figure de l’expert.

Cette démarche d’investigation a pour visée première l’autonomisation de l’Autre (Beauvais et Haudiquet) comme le développement de ses capacités réflexives. Un projet éducatif la porte et l’anime. Il s’envisage dans la réciprocité d’apprentissages qui nourrissent l’action et en résultent pour servir une conception singulière de la recherche, de l’accompagnement, de la formation dont les objectifs intégrés interdisent d’envisager leur concrétisation « hors du monde ».

Nos différents travaux mettent ainsi en avant le poids de l’immersion (même non permanente) et de la proximité ; l’intimité des relations avec le terrain du fait de l’ancrage dans ses besoins (réels ou potentiels) qui favorise des savoirs actionnables ; l’effet démultiplié de la diffusion et de la mobilisation du fait d’acteurs intervenant à différents niveaux imbriqués. Mais la dimension éducative de la démarche ingénierique privilégiée, les dynamiques à l’œuvre avec l’accompagnement interactif et la formation-action informelle suggéraient d’accentuer la référence à l’apprenant, à autrui (individu, collectif et système d’activités humaines) et aux apprentissages variés qui peuvent en découler. L’« alteraction » était née !

Des potentialités fortes confirmées sur le terrain

Du point de vue de l’enseignant-chercheur, ce sont donc les atouts de l’immersion dans l’action et l’enrichissement qui en résulte pour la compréhension comme pour ses propres actions qui doivent être rappelés : en matière de recherche, au-delà du fait de rendre sensibles et intelligibles des phénomènes qui resteraient dans les zones aveugles d’autres méthodologies, ce sont aussi de nouveaux terrains d’investigation qui peuvent être ouverts par ces recherches qualitatives. En matière d’enseignement et d’accompagnement vers l’insertion professionnelle des étudiants, de montage et de développement de projets d’études opérationnelles ou de stages, c’est évidemment l’enrichissement résultant de ces ancrages dans l’expérience qui en découle.

L’autonomisation de l’Autre renvoie à une dynamique qui peut servir autant le praticien que l’enseignant-chercheur, aux différents niveaux d’action auxquels ils se situent. En apparence, la visée autonomisante de l’Autre est de nature à interrompre l’interaction établie sur la base des premiers accords trouvés. Mais l’autonomie acquise dans le traitement de problèmes donnés permet aussi d’investir d’autres domaines de connaissance et de problématisation, donc d’intervention. Par ailleurs, dans une mosaïque de champs d’actions complémentaires de tout praticien, l’indépendance cognitive acquise dans l’un peut coexister avec la forte dépendance dans un autre. De même peut-elle, par les compétences qui ont accompagné l’autonomisation dans le premier, susciter des questionnements dans le second, faire émerger des projets ou des besoins appelant une aide. Le processus d’accompagnement, sans être remis en cause, s’ajuste à cette évolution tant que l’interaction existe.

On retrouve bien là les facettes qui singularisent l’« alteraction » (une dimension éducative distinctive, à visée émancipatrice, tout autant que des apprentissages interactifs) et qui justifient pleinement ce néologisme de préférence à l’expression de « recherche-accompagnement ».

Notre expérience d’interactions variées sur des terrains diversifiés (secteur des métiers, monde coopératif, entrepreneuriat-étudiant) a confirmé ces impacts potentiels. De même a-t-elle souligné les points sensibles de ce type de démarche :

  • l’indispensable inscription dans la durée de toute recherche interactive constitue une contrainte forte souvent dissuasive pour beaucoup d’enseignants-chercheurs ;

  • l’émancipation visée comme la posture de l’accompagnement ont pour pendant la responsabilisation de l’Autre. Certains ne sont pas prêts à l’assumer, allant jusqu’au rejet de ce type d’interaction ;

  • les représentations décalées du monde universitaire (le prestige de LA science, de la théorie contre la pratique ; le chercheur dans sa tour d’ivoire ; la peur de l’institution…) peuvent desservir ce genre de démarche ;

  • la nécessité d’un autre système d’évaluation des activités de l’enseignant-chercheur. Le fait n’est pas nouveau : les démarches de recherche développant une pratique forte du terrain ont été confrontées, très tôt, à un défaut de reconnaissance. Notre approche intégrée de l’action justifierait en effet une évaluation plus globale des activités et des productions, intermédiaires et terminales, au regard de leur contribution aux différentes missions universitaires.

Cette forme d’investigation renvoie aujourd’hui à une situation paradoxale qui n’est pas sans influence sur son exercice et sur son devenir : les politiques contemporaines de la recherche scientifique conduisent souvent à l’écarter en raison des contraintes qu’elle présente pour la publication ; pour autant, leurs standards d’accréditation mettent en avant des exigences de valorisation qui font résonner, dans le champ des sciences de gestion, la diversité des impacts effectifs de la recherche interactive. À son niveau, cette présentation de l’« alteraction » aura pu contribuer à mieux les capter.

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