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Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ?

Les politiques des banques centrales des pays « développés » ont conduit à une situation dont il paraît désormais difficile de sortir. CalypsoArt / Shutterstock

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse.

On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 %. Les exemples ne se limitent d’ailleurs pas à des emprunts d’État et aux interventions des banques centrales (qui ont été les initiateurs de la chute des taux) puisque le groupe agroalimentaire Nestlé avait en février 2015 emprunté sur les marchés financiers à – 0,008 %.

En outre, si l’on se souvient des périodes, pas si lointaines, de fortes hausses des prix, la situation de taux au plancher pourrait perdurer car des taux d’intérêt très bas, voire négatifs, n’apparaissent pas comme aussi inédits sur un temps long qu’il y paraît. Ce caractère négatif des taux était alors la conséquence ex post de la différence entre un taux d’intérêt fixe souscrit lors du prêt et la hausse des prix constatée au moment de son remboursement. La différence peut transformer un taux, nominalement positif, en un taux dit « réel » négatif en terme de pouvoir d’achat de la monnaie. Des années 1950 aux années 1980, les agents économiques et les acteurs financiers ont fait avec.

En Suisse, la Banque nationale avait eu recours aux taux négatifs en 1979 pour enrayer l’appréciation du franc suisse. Pixeljoy/Shutterstock

Le contexte nouveau est celui de taux nominaux quasi nuls voire négatifs. Concrètement, avec un taux d’intérêt négatif de – 5 % l’emprunteur d’une somme de 1 000 euros ne doit rembourser que 950 euros ; ou en remboursant 1 000 euros, il voit sa dette globale diminuer de 1050 euros.

Si les exemples passés correspondaient à des situations exceptionnelles, donc temporaires, l’actuel mouvement d’effondrement des taux apparaît toutefois comme une lame de fond. Le phénomène paraît s’installer dans la durée.

« Le trou noir du capitalisme financier »

On peut donner pour causes à cet effondrement les politiques des banques centrales des pays dits « développés » (en premier lieu la Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et plus tardivement la Banque centrale européenne) qui, après la crise de 2008, ont baissé leurs taux d’intérêt jusqu’à les rendre négatifs et ont rachetés de titres détenus pas les acteurs financiers, inondant ainsi de liquidités les systèmes financiers. Elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme espéré, mais une spirale baissière des taux d’intérêt.

Cette baisse s’est répercutée notamment sur les taux des prêts immobiliers pour les particuliers. En France, fin 2018, ils étaient tombés à 1,35 % sur 15 ans, 1,55 % sur 20 ans et 1,75 % sur 25 ans (alors que 37 % sont souscrits pour cette durée) : une chute de moitié en cinq ans. Les gouvernements en ont aussi profité pour financer (et refinancer) leurs dettes publiques à moindre coût ; et même les États paraissant les plus sûrs ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs. La Banque centrale européenne prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles.

Ces taux semblent paradoxaux. En 2017, l’économiste Jacques Ninet a intitulé un ouvrage : Taux d’intérêt négatifs, le trou noir du capitalisme financier (Éditions Classiques Garnier). Selon lui, l’entrée des taux d’intérêt en zone négative a été le symptôme d’un saut vers l’inconnu. Des taux d’intérêt bas et a fortiori nuls sont en effet contre-intuitifs ; et aux yeux de beaucoup injustes parce que le bénéficiaire du prêt devrait récompenser la privation de dépense.

Aussi, dans la plupart des pays, il existe une barrière psychologique et culturelle à la banalisation de ce qui serait des taux d’intérêt nuls et a fortiori négatifs. Cette barrière peut même être légale : à la différence du Danemark ou de la Suisse, prêter à taux d’intérêt négatif paraît impossible en France pour les banques vis-à-vis de leurs clients, l’article 1902 du code civil stipulant : « L’emprunteur est tenu de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu ».

Sécuriser les dépôts

Certes, si les taux semblent aujourd’hui inexorablement se rapprocher de zéro dans la plupart des pays, les particuliers ou les entreprises qui empruntent ne bénéficient pas (encore ?) et les épargnants ne subissent pas (encore ?) de taux d’intérêt nominaux négatifs sur leurs dépôts.

Cette situation peut d’ailleurs apparaître comme acceptable pour le prêteur dans certaines circonstances. Il peut par exemple accepter de payer pour son dépôt si son avoir est sécurisé et qu’il est moins tenté de le dépenser alors qu’il anticipe non seulement une récession mais une déflation, donc une baisse des prix.

Un ménage peut également chercher à éviter les risques de vol de cash, les complications d’un transfert matériel de fonds par rapport aux paiements dits « dématérialisés », etc. Ajoutons qu’un agent convertissant une épargne en une devise étrangère peut accepter de payer un taux d’intérêt négatif pour son dépôt s’il anticipe une appréciation de cette monnaie supérieure (ou pour le moins égale) au coût de son dépôt.

Adriaticfoto/Shutterstock
Le prêteur peut accepter de payer pour son dépôt si son avoir est sécurisé.

Outre les épargnants, les banques pourraient également s’accommoder de taux durablement bas, voire négatifs. Beaucoup imaginent que la faiblesse des taux rendrait automatiquement les établissements déficitaires sur leurs activités de prêt et que le maintien des taux à des niveaux proches de zéro ne pourrait qu’accompagner, voire provoquer, un cataclysme financier.

Une entreprise peut vendre à perte un bien ou un service si celui-ci n’est pas sa seule activité et que ses pertes sont compensées par d’autres gains, pour autant que la loi permette la vente à perte. Il est possible aussi pour une entreprise d’être déficitaire pendant un temps limité en attendant le retour de jours meilleurs afin de conserver ses employés et sa clientèle, autrement dit ses capacités de production et ses parts de marché.

Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte d’article d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services.

Le pouvoir de création monétaire des banques

Certes, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts et les emprunteurs souscrivent des contrats d’assurance couvrant les prêts. On sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource reprêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale).

Ajoutons que l’apport de liquidités par les politiques de quantitative easing des banques centrales diminue les risques des prêts quand le prix des biens ainsi acquis, comme l’immobilier, augmente du fait de l’accroissement considérable des moyens pour les payer.

Les taux négatifs n’empêchent pas les banques d’être rentables. Syda Productions/Shutterstock

Mais, la capacité des banques de prêter à taux nuls voire négatifs se situe ailleurs. Contrairement à une croyance commune de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité). Car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable mais par création nette de monnaie via le crédit.

Pour la banque, le gain de l’émission monétaire se compose de l’ensemble formé par le capital, les intérêts et les frais de dossier payés par l’emprunteur, diminué de toutes les dépenses encourues par elle dans l’activité spécifique de prêt : notamment pour l’ouverture et la gestion du crédit, les dépôts, les paiements et les transferts en relation avec celui-ci et les réserves obligatoires et excédentaires (qui s’élèvent à environ 6 % des dépôts et sont maintenant soumises à prélèvement). Même si les taux devenaient nuls et même négatifs, toute chose égale par ailleurs, l’activité bancaire pourrait rester rentable.

La quadrature du cercle financier

Affirmer que les dépôts et épargnes en banques des clients devraient subir un taux d’intérêt négatif, afin de compenser ce qui serait en quelque sorte une perte sèche pour elles, est donc erroné. La proposition ignore l’actuel monopole des banques de création monétaire par le crédit et le dénouement de celui-ci dont elles bénéficient par l’acquittement des intérêts et des frais de gestion mais surtout par le remboursement du capital avancé… pour autant que le prêt soit bien remboursé.

Les pressions à la baisse des taux et de leur maintien à des niveaux planchers sont aujourd’hui multiples. Ils expriment une anticipation négative sur l’évolution de l’économie dite « réelle » : les inquiétudes quant à l’avenir suscitent peu de projets d’investissement (donc peu d’embauche) et une faible consommation. D’où des taux d’épargne élevés qui renforcent la situation.

Or, pour favoriser une relance économique, les autorités monétaires pensent qu’il faut tout faire pour maintenir un crédit pas cher, de façon à encourager la dépense et favoriser ainsi l’investissement. Une illusion quand les taux d’endettement des entreprises et des ménages sont déjà élevés et que la demande effective est insuffisante du fait de la baisse continue depuis les années 1980 dans la répartition de la part des salaires par rapport aux revenus du capital.

On se trouve dans une sorte de quadrature du cercle financier dont la sortie ne peut spontanément résulter d’une autorégulation des marchés financiers. Paraît impossible une remontée des taux d’intérêt sans des décisions publiques (notamment fiscales et de restructuration des institutions de crédit) permettant notamment tant d’éponger l’immense masse de liquidités accumulées… que d’orienter les financements. Une décision politique que rien ne laisse présager.

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