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« Tous les hommes ont un droit fondamental à la protection de leurs données » : conversation avec le juge Srikrishna

Une carte d'identité unique et biométrique a été conçue pour les citoyens indiens, mais se pose la question du droit à la vie privée. Kannanshanmugam,shanmugamstudio,Kollam/Wikimedia, CC BY-SA

Alors qu’elle fêtait ses 72 ans d’indépendance le 15 août, l’Union indienne pourrait bien se doter de mesures exceptionnelles et avant-gardistes en matière de protection des données de la vie privée. La plus grande démocratie du monde est en effet pourvue d’un appareil judiciaire et législatif, certes malmené, mais toujours efficace à son plus haut niveau.

« Suprême mais pas infaillible » : c’est en effet en ces termes qu’est souvent décrite la plus haute juridiction indienne, la Cour Suprême qui a joué un rôle majeur dans la vie démocratique de l’Inde postcoloniale.

Composée d’un juge en chef (Justice) et de trente autres juges nommés par le Président de la République, la Cour suprême est née le 28 janvier 1950, soit deux jours après la création de l’Union indienne et l’adoption de la Constitution.

L’histoire a montré que, non contente de soutenir les réformes de l’État, la Cour les a souvent devancées par son minutieux travail de promotion des droits humains et de sauvegarde des libertés fondamentales, dans un vaste État où castes, religions et appartenances diverses ont pu menacer le projet unitaire d’une République socialiste laïque.

Bien évidemment, la Cour a aussi été exposée à divers scandales de corruption et autres crises de légitimité ébranlant sa réputation.

La Cour suprême indienne a récemment adopté une série de décisions majeure en matière de protection de la vie privée avec notamment l’ affaire Justice K.S. Puttaswamy (Retd.) vs Union of India qui fit du bruit il y a un an. En effet les décisions prises ont clarifié la nature de ce droit comme un droit fondamental protégé par la Constitution.

Ce jugement répare en quelque sorte une autre décision très critiquée, datant de décembre 2013, (Suresh Kumar Koushal & Anr Vs Naz Foundation & Others) dans laquelle la Cour avait à nouveau pénalisé l’homosexualité alors même qu’une décision de la Haute Cour de Delhi l’avait décriminalisée quelque temps auparavant.

Dans nul autre pays est-il plus ainsi opportun de parler de « gouvernement des juges ». C’est l’un d’entre eux que j’ai pu rencontrer au cours de mes recherches.

Justice Bellur Narayanaswamy Srikrishna (B.N Srikrishna), est né en 1941 (l’Inde est alors encore colonie britannique). Il a exercé le droit, à la fois en tant qu’avocat au Barreau, Juge de la Haute Cour de Bombay, Juge en chef du tribunal du Kerala et Juge à la Cour suprême (jusqu’en 2006) et est aujourd’hui sollicité par les gouvernements de tous bords pour son expertise indépendante.

Cette année, il a été plus particulièrement en charge d’un très attendu rapport sur la protection des données, rendu public toute fin juillet.

Doordarshan TV : rapport sur la protection des données remis par le juge Srikrishna au gouvernement le 27 juillet 2018.

Votre rapport sur les émeutes communautaires de Bombay de 1993 qui ont fait près de 900 morts a marqué un jalon dans l’histoire judiciaire indienne. Pourriez-vous nous expliquer, comment, dans le contexte de cette époque, vous avez effectué votre travail, vos conclusions et comment elles pourraient être lues dans une perspective juridique et politique plus générale pour éclairer les discussions d’aujourd’hui sur l’identité, la violence, le droit et la démocratie ?

J’ai toujours cru que, quel que soit sa religion, sa profession ou son statut, il faut toujours rester un être humain. Quand on m’a confié la commission judiciaire sur les émeutes communautaires de Bombay de 1992-1993, étant hindou pratiquant, j’avais des doutes initiaux quant à savoir si je serais capable d’adopter une vision impartiale et objective de ces émeutes entre hindous et musulmans.

Les émeutes de 1992-1993 ont fait plus de 900 morts.

Quand j’ai exprimé mes craintes au juge en chef de l’époque, il m’a donné le conseil suivant : une fois que je revêtirais ma robe de juge, je devrais être agnostique et traiter des faits et des lois qui me sont soumis. J’ai suivi ce conseil judicieux pour gérer les émeutes de Bombay et par la suite dans toutes les affaires où un conflit religieux a surgi.

Les conclusions tirées des longues enquêtes de la Commission sont dans le domaine public. Elles accusaient les responsables des émeutes et des incidents violents, mais mettaient également en évidence les insuffisances flagrantes de la machine étatique à savoir son incapacité à mettre en œuvre l’État de droit (l’égalité devant le droit et l’accès à la justice pour tous notamment) et suggéraient des méthodes permettant d’éviter que ces émeutes communautaires se reproduisent. Il est regrettable que, malgré ces conclusions claires, l’État, à cause de sa perspective politique, n’ait pas encore agi de manière satisfaisante malgré le plaidoyer de la Cour suprême. L’État de droit reste en effet à consolider face aux tentations communautaires ou aux excès du marché.

Dans l’atmosphère de quête d’identité, de violence et de questionnement des valeurs démocratiques actuelle, de telles commissions judiciaires et leurs conclusions, fonctionnent comme une catharsis pour dissiper les émotions et maintenir la confiance du citoyen dans la justice.

Justice B N Srikrishna, un magistrat précurseur sur la protection des données en Inde. Livelaw.in

Pouvez-vous nous parler de votre expérience récente dans le contexte de la protection des données privées ?

Le comité de protection des données a tout d’abord produit un Livre blanc qui a été mis dans le domaine public pour commentaires par les parties prenantes. Le comité s’est engagé par la suite dans une série de consultations publiques pour finalement produire un rapport détaillé et un avant-projet de loi pour examen par le gouvernement.

La protection des données et de la vie privée est une question dont l’universalité n’a de cesse de nous être rappelées. Le récent scandale autour de Facebook démontre la nécessité pressante d’une réponse universelle coordonnée. Au-delà des spécificités nationales en effet, il convient d’adopter une approche par les droits fondées sur la nature de ce qui unit une humanité globalisée et interconnectée.

Tous les Hommes, partout dans le monde ont en effet un droit fondamental à la protection de leurs données y compris un droit à l’oubli.

C’est ce que nous avons essayé de proposer dans le rapport et le projet de loi soumis au gouvernement indien. Nous proposons même d’amender la loi Aadhaar, vaste projet de collecte des données biométriques de la population indienne pour un plus grand respect des droits individuels. Nous suggérons également l’établissement d’un organe de surveillance indépendant à même de veiller à la bonne application du nouveau texte de loi. Enfin, nous avons également abordé la question du droit à l’oubli dans un sens assez proche de celui donné à cette question en Europe.

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