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Uber, Deliveroo, Bolt… Une directive européenne pour réintégrer les travailleurs de plateformes au sein du salariat

des livreurs Deliveroo et Uber eats en train de manifester pour leurs droits
Les auto-entrepreneurs utilisant des plateformes numériques vont-ils devenir des salariés avec la directive ? MikeDotta Shutterstock

Le 24 avril 2024, le Parlement européen a adopté en première lecture la proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, avant-dernière étape avant l’adoption définitive du texte par les institutions de l’Union européenne.

Ce plébiscite du Parlement européen (554 voix pour, 56 voix contre et 24 abstentions) s’inscrit pourtant dans un processus législatif particulièrement mouvementé, marqué par un lobbying intense des plateformes, et qui fut rythmé par les oppositions répétées du gouvernement français au mécanisme de la présomption de salariat. Ainsi, à l’issue de huit trilogues de négociations et de plusieurs réécritures, le texte de la directive en ressort affaibli dans son contenu. Son dispositif phare, la présomption de salariat, demeure la pièce maîtresse du texte, mais ses contours sont incertains.

Une « vraie » présomption de salariat ?

L’article 5 de la directive « plateforme », intitulé « Présomption légale », l’affirme d’emblée : « La relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique et une personne exécutant un travail en passant par cette plateforme est légalement présumée être une relation de travail […] ». Par relation de travail, il faut ici entendre une relation de travail salariée conformément au droit national et européen. Si les termes de la directive sont clairs, le texte renchérit : « les États membres établissent une vraie présomption réfragable de relation de travail ». Mais qu’est-ce donc qu’une « vraie » présomption réfragable de salariat ?

La présomption de salariat est une technique juridique qui vise à déduire l’existence d’une relation de travail alors même que la présence de l’ensemble des éléments caractéristiques du contrat de travail – et en particulier le lien de subordination – n’est pas prouvée. La présomption est dite « simple » ou « réfragable » lorsqu’elle supporte la preuve du contraire.

Appliquée aux plateformes numériques, une présomption simple de salariat impliquerait de considérer que les travailleurs des plateformes sont des salariés au sens de la loi, et ce, jusqu’à ce qu’une partie parvienne à apporter la preuve du contraire. Dans un contexte de contournement systématique et massif de la législation sociale par les plateformes numériques, la technique de la présomption apparaissait comme l’outil idéal pour garantir l’application du droit du travail et apporter une sécurité juridique à des travailleurs dont les conditions de travail sont extrêmement dégradées. Ce n’est pourtant pas exactement ce que prévoit la directive.

La bataille des critères

Pour pouvoir être activée, une présomption doit reposer sur un ou plusieurs critères dont la réunion permet l’application du droit du travail. La proposition initiale de la Commission établissait ainsi une liste de 5 critères relatifs à l’organisation de l’activité par la plateforme et au pouvoir exercé sur les travailleurs, la réunion de 2 d’entre eux étant suffisante pour déclencher la présomption. Ce mécanisme a été combattu sans ménagement par les représentants du gouvernement français lors des négociations, lesquels craignaient une « requalification massive » de travailleurs indépendants.

Pour sortir d’une situation de blocage des négociations, l’accord du 11 mars 2024 repose sur un curieux compromis : la présomption de salariat établie par l’article 5 de la directive est désormais dépourvue de critères. Plus précisément, les modalités de déclenchement de la présomption sont entièrement laissées à l’appréciation des États membres qui devront déterminer, lors de la transposition, les modalités de déclenchement de la présomption. Seule subsiste une indication : l’article 5 précité prévoit que la présomption s’applique « lorsque des faits témoignant d’un contrôle et d’une direction […] sont constatés ». La directive du 26 avril 2024 fait ainsi le choix de laisser non résolu cet enjeu technique essentiel.


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À cette indétermination technique s’ajoute un affaiblissement général du dispositif. Contrastant avec l’ambition de la proposition initiale de la Commission européenne, la directive ne prévoit pas que la présomption doive être appliquée de façon automatique et globale par une autorité publique (par exemple par l’administration du travail).

Il est prévu au contraire que ce sont les travailleurs et leurs représentants qui ont le droit d’activer la présomption dans toute procédure administrative ou judiciaire qui met en jeu le statut du travailleur, à l’exclusion des procédures fiscales, pénales et de sécurité sociale (quand bien même les affaires portées devant les juridictions pénales ou de sécurité sociale sont celles dont les répercussions sont les plus importantes). Enfin, dans un considérant n° 32 pour le moins décevant, le texte de la directive précise que « l’application de la présomption légale ne devrait pas entraîner automatiquement le reclassement des personnes exécutant un travail via une plateforme ». En d’autres termes, les effets de la présomption pourront demeurer cantonnés aux seules parties au procès.

Un renversement de la charge de la preuve

À l’arrivée, le dispositif contenu par la directive pourrait relever davantage d’un renversement de la charge de la preuve au profit des travailleurs de plateformes lors des procès qu’ils initient plutôt que d’une présomption de salariat. Le texte décrit d’ailleurs le mécanisme de la présomption comme « une facilitation procédurale en faveur des personnes exécutant un travail via une plateforme ». Il ne s’agit pas nécessairement d’appliquer provisoirement le droit du travail à une catégorie entière de travailleurs, mais bien de simplifier la procédure menant à leur réintégration dans le périmètre du salariat lorsque ces travailleurs en font la demande en imposant à la plateforme de prouver que ces travailleurs ne sont pas des salariés.

Le dispositif du renversement de la charge de la preuve, quoi qu’en deçà des ambitions initiales, n’en demeure pas moins novateur pour le droit français. À l’heure actuelle, il revient aux requérants, c’est-à-dire aux travailleurs dans les procès civils, de prouver l’existence d’une relation de travail salarié. Le renversement de cette charge induit donc un basculement dont les conséquences pourraient s’avérer importantes dans les procès.

De surcroît, la directive réaffirme dans son article 4 le principe de primauté des faits, au titre duquel ce sont les modalités d’exercice de l’activité qui déterminent l’existence ou non d’un contrat de travail, et non ce qu’ont décidé les parties au contrat. Ce faisant, elle fournit un appui supplémentaire aux juges qui se sont déjà prononcés en faveur de l’existence d’un contrat de travail.

Une transposition et plusieurs scénarios

Tandis que l’épisode législatif européen se clôt, c’est un autre chapitre qui s’ouvre : celui de la transposition de la directive dans le droit interne. À ce stade, plusieurs scénarios peuvent être envisagés pour le cas français.

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Le législateur national pourrait envisager une transposition minimaliste de la directive visant à limiter l’application de la présomption à son plus petit dénominateur, c’est-à-dire à un simple renversement de la charge de la preuve. Notons néanmoins que, même réduite à son plus petit dénominateur, la transposition de la directive mettra nécessairement à mal la stratégie qu’a mené le gouvernement français jusqu’alors. En effet, la ligne défendue par les ministres successifs du travail depuis 2016 est celle du libre choix de leur statut par les travailleurs de plateformes, voire de la mise à l’écart du salariat. Depuis 2022, le gouvernement a mis en place un « dialogue social de secteur » entre les principales plateformes de VTC et des organisations représentant les travailleurs des plateformes.

Ce dispositif, qui demeure contesté, a été conçu comme une alternative à l’application du droit du travail, alors même que plusieurs plateformes qui participent à ce dispositif ont déjà été mises en cause dans des procès en requalification. De façon judicieuse, la directive a neutralisé le risque d’un contournement : le considérant n° 30 de la directive affirme qu’« il est essentiel » que les dispositifs de dialogue social mis en place au niveau national « ne compromettent pas les objectifs poursuivis par la présente directive, en particulier la détermination correcte du statut professionnel ». En toute hypothèse, la transposition de la directive aura nécessairement pour effet de barrer la route à tout projet gouvernemental visant à permettre aux plateformes numériques de s’affranchir du droit social.

Le législateur français pourrait aussi faire le choix d’une transposition compréhensive des véritables objectifs de la directive. Après tout, la lettre du texte contient bien l’exigence d’une présomption réfragable visant à mettre un terme au contournement généralisé et massif de la législation sociale par les plateformes numériques. Certains États membres ont déjà fait le choix d’établir une présomption de salariat, à l’instar de la Belgique et de l’Espagne. Le socle d’une présomption de salariat étant désormais posé à l’échelon européen, la France gagnerait à y prendre appui pour instaurer une « vraie présomption réfragable » de salariat permettant de mettre un terme aux stratégies frauduleuses des plateformes.

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