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À La Réunion, des Sri Lankais victimes des déficiences de la politique migratoire

Les autorités locales de la ville de Port, à l'ouest de la l'île de la Reunion accueillent un bateau venu du Sri Lanka en septembre 2022. Richard Bouhet/AFP

Le 7 octobre, le jeune Sri-Lankais Rusgan est rentré par avion à La Réunion après en avoir été expulsé le 18 septembre, en compagnie de six autres migrants, via un vol spécialement affrété à destination de Colombo.

Ce cas illustre les défaillances d’une politique migratoire visant systématiquement les expulsions des migrants à La Réunion, peu en importe le coût, et témoigne d’un flux migratoire inédit pour l’île.

Jusqu’en 2018, la question de l’asile dans l’outre-mer français de l’océan indien était mécaniquement associée à Mayotte. Selon le rapport de l’OFPRA de 2022, la demande d’asile dans l’océan Indien, qui représente 49 % de la demande outre-mer, est, en effet, en quasi-totalité accueillie à Mayotte.

Les Comoriens constituent plus de 50 % des demandeurs, suivis par les ressortissants malgaches (21 %) et, à hauteur de 25 %, ceux originaires de la région des Grands Lacs (Burundi, Rwanda, République démocratique du Congo). Les médias ont d’ailleurs progressivement fait des kwassa-kwassa, ces canots utilisés par les Comoriens pour rejoindre illégalement l’archipel, une image d’Épinal de ces flux.

La Réunion accueille certes des flux migratoires en provenance de Madagascar, des Comores et de Maurice (parmi les immigrés, 43 % sont nés à Madagascar, 20 % à Maurice et 14 % aux Comores), mais la part des étrangers et des immigrés au sein de la population reste significativement moins élevée que celle de la moyenne nationale et elle est inférieure à celles de toutes les régions françaises. Par ailleurs, en 2017, la Réunion n’avait reçu que 11 demandes d’asile : d’Afrique du Sud, du Burundi, des Comores, d’Inde et du Pakistan.

La Réunion, nouvelle terre d’asile pour des migrants sri-lankais

C’est l’arrivée d’un radeau rassemblant six Sri-Lankais, sans doute mis à l’eau par un bateau au large de la station balnéaire de Saint-Gilles, qui a fait émerger la Réunion sur la carte des destinations d’asile en 2018.

Spectaculaire dans sa forme mais faible en nombre, cette arrivée par la mer a provoqué l’émoi mais peu d’oppositions concernant la nécessité d’accueil. Elle a été suivie de plusieurs bateaux qui effectuaient, selon les ports de départ, une traversée d’une durée de 18 à 21 jours. Accueillant principalement des hommes célibataires âgés de 25 à 35 ans, ces embarcations provenaient dans la plupart des cas de Sri Lanka, même si certaines avaient transité par Maurice ou par Diego Garcia, atoll de l’archipel des Chagos, quand d’autres étaient parties directement d’Indonésie.

L’image des bateaux de pêche – dont certains en bois – souvent surchargés, a eu un impact fort dans les médias locaux et dans les représentations des habitants. Certains médias nationaux ont même qualifié ces migrants de boat people.

Nombre d’arrivées depuis 2018. A.Goreau, A.Corbet, Author provided (no reuse)

Entre mars 2018 et février 2023, ce sont au total 12 bateaux qui se sont succédé. Parmi eux, le 13 avril 2019, 123 personnes ont débarqué en provenance d’Indonésie, après 21 jours en mer, dont 120 personnes de nationalité sri-lankaise et 3 Indonésiens (le capitaine et les mécaniciens). Malgré un coup d’arrêt pendant la pandémie de Covid-19, ce sont finalement 484 Sri-Lankais qui sont arrivés à La Réunion, dont 267 ont été reconduits au sein de leur pays et 27 qui ont opté pour l’aide au retour volontaire (situation au 19 octobre 2023). Parmi les 190 Sri-Lankais encore sur le territoire fin octobre 2023, une minorité a vu leur demande d’asile accordée, d’autres sont en attente de décision car la procédure est en cours, et une dernière catégorie est sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Les 8 bateaux sont stockés près du port. Les enquêtes étant terminées, ils seront bientôt démantelés. Le Port, 14/10/2023. Anthony Goreau-Ponceaud, Alice Corbet, Author provided (no reuse)

Au sein des familles auprès desquelles nous avons enquêté à la Réunion en octobre 2023, la stratégie migratoire décrite est souvent similaire : le chef de famille part en premier à Jakarta, tente de trouver un logement en colocation avec d’autres coreligionnaires, puis y fait venir sa famille.

Le déplacement s’effectue en avion, car il n’y a pas besoin de visa pour les ressortissants sri-lankais se rendant en Indonésie. Une fois à Jakarta, l’objectif est pour ces familles de pouvoir se faire enregistrer au sein du UNHCR afin d’obtenir une protection internationale et, à terme, le statut de réfugié : en 2021, le UNHCR de Jakarta avait procédé à l’enregistrement de 468 Sri-Lankais. C’est d’ailleurs en face du bureau du UNHCR que les personnes enquêtées à La Réunion racontent avoir été approchées par un homme qui leur a parlé de l’existence d’un bateau qui quitterait le port pour la Nouvelle-Zélande et/ou l’Australie. Ce n’est qu’en mer et après avoir payé une somme importante (jusqu’à 10 000 euros pour les familles) que les migrants ont compris qu’elle serait leur véritable destination.

Le bateau du 13 avril 2019 provenant de Jakarta, Le Port, 14 octobre 2023. Anthony Goreau-Ponceaud, Alice Corbet, Author provided (no reuse)

Rien ne préparait l’île de La Réunion, les institutions, les avocats et les associations à ce flux migratoire inédit quant à l’origine géographique des demandeurs d’asile, aux modes d’arrivée sur l’île et au type de bateau usité.

Des vagues d’émotions simultanées et contradictoires

En visibilisant les phénomènes migratoires, ces arrivées ont provoqué plusieurs vagues d’émotions, dont des réactions xénophobes parfois instrumentalisées politiquement sur les réseaux sociaux. Ces faits sont souvent intensifiés par un taux de pauvreté élevé sur l’île et par le sentiment que l’urgence n’est pas l’accueil de ces populations, mais ils ont tout de même mis en mouvement différentes associations de solidarité.

La CIMADE, la Fondation Abbé Pierre, le Secours catholique, Médecins du monde et l’Anafé se sont mobilisées, alors que s’organisaient des associations citoyennes telles que Ansamb Oi (ou ensemble océan indien), la Fédération des associations tamoules ou Réunion Solidarité Migrants, toutes bénéficiant de dons individuels ou d’aides organisées autour des temples hindous.

On aurait pu croire cette solidarité mécanique, du fait d’une part importante du peuplement d’ascendance indienne de la Réunion (environ ¼ de la population de l’île). Mais cette population d’origine indienne est elle-même clivée entre ceux qui revendiquent l’appellation de « Malbars » et ceux qui la rejettent car la jugent connotée par l’engagisme et lui substituent celle de « Tamouls ».

Une réaction tardive de l’État

Dépassé par ces arrivées, l’État a été confronté à l’absence de tout dispositif national d’accueil (DNA). Ce dispositif doit accompagner les demandeurs d’asile dès leur inscription à la préfecture, en leur présentant le parcours qu’ils vont rencontrer et les différentes options qui vont s’offrir à eux, jusqu’à leur hébergement dans des structures de type Structure de Premier Accueil du Demandeur d’Asile (SPADA) ou de Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA), et à l’obtention – ou non – de documents leur permettant de rester sur le territoire national. Les avocats spécialistes du droit d’asile, également peu nombreux lors des premières arrivées, se sont progressivement structurés par la création de la « permanence des étrangers » au sein du barreau du chef-lieu de l’île, Saint-Denis, pour assurer la défense des requérants.

Lors d’échanges en octobre 2023, plusieurs de ces avocats nous ont dit rencontrer des obstacles pour mener à bien leur travail, que ce soit dans l’accès aux zones d’attentes qui ont été créées en urgence, en étant prévenus tardivement des interpellations de Sri-Lankais, ou encore en faisant face à des juges expéditifs qui les poussent à présenter de nombreux recours ou appels. Ils n’étaient alors toujours pas payés par le fond d’aide juridictionnelle, l’organe du ministère de la Justice voué à financer ce type de procédures.

Une autre difficulté a été liée à l’hébergement des demandeurs d’asile sri-lankais : jusqu’à présent, comme les demandes d’asile étaient peu nombreuses à La Réunion, c’est le SAMU social, l’organisme voué à trouver des logements d’urgence pour les personnes sans-abris via le numéro téléphonique 115, qui s’en occupait.

Avec l’arrivée des Sri-Lankais, la prise en charge des demandeurs d’asile, obligatoire pour l’État français (Code de l’entrée et du séjour des étrangers du droit d’asile) s’est faite dans le désordre.

En effet, une fois la décision de libération prise par le juge des libertés, les demandeurs d’asile ne sont plus sous la responsabilité du préfet, ce qui annule leur prise en charge dans la zone d’attente. C’est ainsi que des Sri-Lankais se sont retrouvés à la rue, sans biens personnels ni compréhension d’un environnement qu’ils ne connaissaient pas, parfois même sans chaussures.

Avec l’afflux du 14 décembre 2018, alors que la zone d’attente de l’aéroport était saturée et comme l’île ne disposait pas de SPADA ni de CADA, c’est finalement un gymnase et un hôtel qui ont été réquisitionnés par la préfecture.

Bricolages au « 306 »

Un élan citoyen et des associations se sont alors mobilisés, notamment structurées autour d’un local nommé « le 306 » en référence au numéro de la rue où il se situe. Des nuits d’hôtel ont été payées, des personnes ont été accueillies au domicile de volontaires, des cours de français et des animations ont été organisés. Ce sont aussi ces personnes de bonne volonté qui ont amené les ressortissants sri-lankais à la préfecture pour faire enregistrer leur demande d’asile, où ils recevaient une attestation déclenchant l’aide de l’État.

À l’intérieur du 306 rue Maréchal Leclerc à Saint-Denis, un véritable lieu de vie, où se retrouvent à la fois les Sri-Lankais et les bénévoles de toute l’île pour créer du lien social grâce à des échanges culturels, culinaires et linguistiques. Egambarane et Naranma Sindraye/Ansamb Oi, Fourni par l'auteur

Ce bricolage mené par les associations et les avocats a permis d’accompagner les Sri-Lankais jusqu’à la création par les autorités d’un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (HUDA) à la toute fin 2018. C’est donc une structure ad hoc qui a été mise en place, d’abord au sein d’un bâtiment collectif (un CHRS). Géré par la Croix-Rouge, cet HUDA ne pouvait pas accueillir l’ensemble des demandeurs d’asile, notamment parce que les lits picots, installés dans l’urgence, n’étaient pas suffisants. La préfecture procéda alors à la réquisition de logements sociaux à Saint-Denis, et la Croix-Rouge à la location de deux logements dans le secteur privé à Saint-André, abandonnant progressivement l’idée d’un accueil collectif pour un ensemble de logements diffus (36 appartements).

Rapidement débordé et confronté à un personnel peu habitué à l’accueil des demandeurs d’asile (aucune formation au droit d’asile et des étrangers, une très faible maîtrise de l’anglais et des lacunes dans l’accompagnement des personnes, complétées par un important turn-over des salariés contractuels), cet HUDA a été vite saturé, laissant certaines familles dans l’expectative, désemparées ou principalement accompagnées par les associations citoyennes.

Une expérimentation des mesures d’exclusions

Au-delà de la question de l’HUDA, plusieurs dysfonctionnements permettent d’identifier que l’État ne s’est pas conformé aux procédures habituelles d’accueil des demandeurs d’asile.

L’un d’entre eux, administratif, se passe à la première étape de la demande d’asile : le document généralement présenté par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) n’est pas celui de la procédure “normale”, mais celui proposant une “procédure accélérée” dans lequel la case “Vous avez présenté de faux documents” est pré-cochée.

Cela induit que la procédure menée doit s’effectuer dans un délai de 15 jours, et non de 6 mois pour une procédure normale, et qu’un seul juge examine le recours à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) si la demande d’asile est rejetée (au lieu de 3 en procédure normale). Cette procédure accélérée peut également avoir un impact sur les aides matérielles ou l’allocation pour demandeur d’asile (ADA).

Les entretiens menés auprès de l’OFPRA, qui visent à comprendre la situation des demandeurs d’asile pour mieux statuer sur l’acceptation ou le rejet de leur accueil, se sont également effectués par visioconférence – l’administration ne disposant pas de bureau sur l’île – et via des traducteurs pour certains décriés, car peu compétents ou transcrivant des points de vue subjectifs ancrés dans les hiérarchies de pouvoir qui traversent l’histoire sri-lankaise (notamment entre Tamouls et Cinghalais).

Ces diverses entraves administratives, qui se concrétisent par de nombreux accrocs dans la procédure, nécessitent la vigilance des associations et l’intervention des avocats. Ces derniers déploient beaucoup d’énergie à contester ces façons de faire et à déposer des recours. Bien que les juges leurs donnent souvent raison, les lenteurs de la justice et l’amoncellement des difficultés pour suivre les dossiers leur demande un engagement chronophage et exigeant, surtout qu’ils sont peu nombreux.

Une brigade de police inédite

Au-delà de ces complications administratives, une brigade de police, baptisée Groupe de Recherche pour l’exécution des mesures d’éloignement (GRE), composée de six policiers, a aussi été créé début 2023. Cette unité spécifique de la Police aux frontières consacre son action vers l’ensemble des personnes sous Obligation à quitter le territoire français (OQTF).

Unique en son genre, c’est la première fois qu’une telle brigade se déploie sur le territoire français, et ses méthodes sont déjà beaucoup décriées. En effet, les témoignages de personnes recherchées parlent par exemple de policiers qui se font passer pour des facteurs afin qu’elles sortent de leur résidence et puissent être arrêtées.

Mais c’est bien le fichage systématique, permettant des arrestations ciblées, qui pose question : des procès-verbaux relatant l’arrestation de personnes recherchées témoignent du fait que les policiers disposent non seulement de toutes leurs données personnelles, mais aussi de leurs photographies. Les avocats et les associations s’interrogent sur la légalité de tels documents tout comme la Cimade qui souhaite aller en contentieux.

La GRE constitue un prolongement direct de la circulaire du 17 novembre 2022 du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, intitulée « Exécution des obligations de quitter le territoire français et renforcement de nos capacités de rétention », et qui a été adressée aux préfets quelque temps après le meurtre de Lola, une jeune fille de 12 ans tuée par une personne sous OQTF. Pourtant, ses méthodes singulières posent la question de leur légalité.

Une gestion de l’asile à la Réunion qui questionne

De manière générale, l’arrivée des bateaux sri-lankais et l’inorganisation de la réponse humanitaire et politique ont permis de pointer les déficiences de l’État dans la gestion de l’asile à La Réunion.

Ce sont les associations qui ont pallié les faiblesses de l’État en guidant les demandeurs d’asile dans leurs procédures, en leur trouvant des solutions de logement, en aidant aux soins (notamment psychiques), etc.

L’État est alors entré dans un rapport de force avec les acteurs de l’asile et les migrants, envoyant des signaux forts qui s’incarnent par maints bricolages administratifs. Or, comme le mentionne le préfet de la Réunion, Jérôme Filippini, « la Réunion n’est pas une destination pour les migrations irrégulières ». La nouvelle unité de police présente sur l’île interroge elle aussi : ne va-t-elle pas être répliquée dans d’autres régions françaises ?

En attendant, les Sri-Lankais, et tout spécifiquement les familles, dont certaines ont eu des enfants à la Réunion et ont scolarisé les aînés depuis leur arrivée en 2018, se retrouvent dans des situations d’incertitude complexes.

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