À Marseille, l'attente et les résistances liées à l'ouverture d'une salle de consommation à moindre risque révèlent une grande méconnaissance des réalités vécues au quotidien par les personnes qui s'injectent des drogues.
Les réactions hostiles à ce type de dispositif indiquent aussi une forme de frilosité quant à une réelle politique de réduction des risques, qui se caractérise par une approche pragmatique de santé publique, qui favorise l'aller-vers et une meilleure compréhension du monde social qui les entoure.
Afin de pallier cette ignorance et de mieux comprendre comment vivent les personnes qui injectent des drogues à Marseille, une enquête mobilisant une méthodologie «photovoix» a été mise en place début 2020.
Donner une voix par l'image
Cette méthode photovoix est aujourd'hui fréquemment utilisée dans les recherches communautaires et participatives afin d'approcher des terrains sensibles et de collecter des données dans le souci de mieux inclure les participants, en leur donnant une voix dans la recherche par la photographie.
Durant un à trois mois, nous avons donné aux participant·e·s (n=10) un appareil photographique, ici un jetable Fujifilm, 27 poses, 400 ISO, couleurs, pour qu'elles et ils prennent des clichés de leur environnement, de leurs pratiques, des outils utilisés pour l'injection ainsi que des lieux fréquentés, tout en veillant à l'anonymat et au fait de ne pas prendre de photographies identifiantes.
L'intérêt de cette approche réside dans son caractère participatif : il s'agit d'inclure les participant·e·s comme co-chercheurs et co-chercheuses à chacune des étapes de la recherche : élaboration de la question de recherche, réflexion autour des enjeux éthiques propre à la recherche, collecte des données par la photographie, analyse des photographie lors d'un entretien individuel travail de codage des photographies lors d'atelier en groupe, et enfin valorisation de la recherche lors d'expositions ou d'élaboration de dossier dans une revue d'auto-support (Sang d'Encre n°7) ou encore sur un site web.
Une immersion
Cette méthode permet une certaine immersion, médiée par la photographie, dans les vies des personnes et donne accès à leur intimité, au plus près de leurs pratiques.
Les entretiens réalisés à partir des photographies permettent au photographe-participant de revenir sur l'intentionnalité du cliché, d'expliquer ce que l'on regarde et d'aider à décoder les indices des consommations, des pratiques et de ces gestes du quotidien devenus banals pour elles et eux mais qui pourtant relèvent de stratégies et de débrouille qui pourraient être mises en commun ou accompagnées.
Ces savoirs de l'expérience mobilisés par les personnes utilisatrices de drogues sont indispensables à la fois dans une approche de réduction des risques et dans toute clinique des addictions. Les personnes prennent des habitudes et échangent des savoirs entre pairs. La pratique de l'injection est un geste technique qui nécessitent des outils tels que les seringues, les filtres ou encore les «cups» (récipient stérile).
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Testés en laboratoire ces outils ne sont pas toujours adaptés aux modes de consommations et aux conditions de vie précaire des personnes, notamment lorsqu'elles doivent s'injecter rapidement entre deux voitures, afin d'éviter le regard des passants.
Les photographies collectées permettent de documenter les lieux de consommation et les stratégies mobilisées pour faire face aux différents risques, notamment ceux liés aux contrôles de police. Les témoignages associés montrent également combien la stigmatisation est intériorisée par les personnes. La violence des termes que ce participant utilise « déchets » ; « tox » ; « putes » renvoie à la violence subie au quotidien, notamment dans le langage toxicophobe qui peut être entendu dans les familles, dans les discours politiques et parfois même jusque dans les cabinets de consultations.
Le paradoxe entre le fait de pouvoir récupérer du matériel d'injection stérile et de ne pas avoir ensuite de lieu pour consommer a fait l'objet de nombreuses discussions. Les participant·e·s soulignent les conditions très précaires dans lesquelles ils se trouvent et ils expriment ici tous les freins qu'ils rencontrent pour un accès à leurs droits et à la santé. Sans logement ou vivant dans des squats, leur pratique de l'injection dans des lieux insalubres leur fait courir autant de risques sanitaires (infectieux, santé mentale, etc.) que sociaux (intégration sociale, estime de soi).
Enfin, parmi les motivations des participants, beaucoup ont souhaité éveiller les consciences, montrer leur misère et rendre visible les conditions dans lesquelles ils se trouvent. Cette photographie des mouvements urbains vient souligner le sentiment d'invisibilité, voire d'abandon, que ressentent les personnes. L'omniprésence de la misère, à chaque coin de rue, façonne le regard des passant·e·s qui apprennent à l'ignorer, détourner le regard.
Ce projet photographique aura permis, le temps de quelques ateliers, d'interroger avec les personnes le poids du regard social, les effets du stigmate mais surtout les capacités d'expressivité des personnes lorsqu'un cadre leur est ouvert pour affirmer leurs opinions et contribuer à produire des savoirs dans le champ de la réduction des risques. Enfin, ce projet vient souligner la nécessaire ouverture d'une salle de consommation afin de répondre aux besoins de ces personnes qui font avec ce qu'elles ont.
Le projet Eposim est issu d'une étroite collaboration entre des associations communautaires marseillaises (ASUD Mars Say Yeah, Le Tipi et Nouvelle Aube et une équipe de recherche SanteRcom qui travaille sur des questions de santé communautaire au sein du laboratoire SESSTIM.