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Catalogne : victoire légale… et défaite politique de Madrid ?

A Barcelone, le 22 septembre dernier: des étudiants manifestent en faveur de l'indépendance. Lluis Gene/ AFP

Comme on pouvait s’y attendre, l’absence de dialogue entre le conservateur Mariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol, et Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, a précipité la région catalane, et l’ensemble de l’Espagne derrière elle, dans une crise institutionnelle grave. Les faits qui se sont déroulés à Barcelone depuis le 11 septembre semblent s’enchaîner inéluctablement, selon une logique de surenchère mutuelle dont on craint qu’elle ne mène au pire, c’est-à-dire à la violence. Pourtant, nombreuses sont les voix qui, depuis 2010, se sont élevées pour proposer des issues au conflit : elles sont demeurées inaudibles.

La passivité de Madrid

D’un côté, le gouvernement espagnol a fait preuve d’une remarquable légèreté en laissant s’enkyster dans la société catalane un problème qu’il n’a pas voulu affronter. Mariano Rajoy a longtemps professé la passivité, n’envisageant le problème posé que sous un angle judiciaire. Il dénonce aujourd’hui un attentat à la légalité, fort de la légitimité que lui confère l’État de droit et la Constitution de 1978 : il peut donc à bon droit mobiliser tous les instruments dont il dispose pour lutter contre le mouvement sécessionniste menaçant l’unité de l’Espagne.

Outre les nombreux recours devant le Tribunal constitutionnel pour invalider les lois et les décrets votés par le Parlament, le parlement catalan, qui a clairement outrepassé le domaine de compétence que lui octroyait la Charte fondamentale, il recourt à la mobilisation du pouvoir judiciaire et des forces militaires et policières (Garde civile, Mossos d’Esquadra, c’est-à-dire la police autonome de Catalogne). Mais déjà, le Parti nationaliste basque dont Mariano Rajoy a besoin pour obtenir la majorité aux Cortes, semble se retirer en refusant de voter le budget 2018.

Sous l’emprise du catalanisme radicalisé

De l’autre côté, la Généralité est passée sous contrôle d’un secteur radical du catalanisme qui professe un indépendantisme résolu. Derrière cette unanimité, des tiraillements existent entre un catalanisme conservateur au pouvoir et ses soutiens de gauche : le parti républicain Esquerra et la CUP, petit parti anticapitaliste dont l’appoint est indispensable à la stabilité parlementaire du bloc indépendantiste au Parlament.

Cette coalition politique hétérogène est, cependant, sous la tutelle d’un puissant mouvement citoyen pro-indépendance, structuré par deux organisations civiles et culturelles, l’Assemblée nationale catalane, qui a organisé avec une ancienne association culturelle, l’Omnium Cultural, les grandes mobilisations de ces dernières années. Car en Catalogne, la société civile est loin d’être aussi amorphe qu’en France : elle est le véritable moteur du catalanisme politique porté par les classes moyennes depuis plus d’un siècle.

L’aporie semble indépassable : respect de la loi versus « droit à décider ». Chacun entonne le chant de la défense de la démocratie, comme deux choeurs tragiques qui s’insultent. Le gouvernement espagnol a choisi la tactique qui consiste à affamer l’ennemi plutôt que la lutte ouverte : arrestation des membres du comité électoral du « referendum », saisie des urnes et des bulletins imprimés, pressions exercées sur les municipalités et les écoles pour demeurer clos le 1er octobre, etc.

Manifestation à Barcelone pour l’unité, le 22 septembre. Lluis Gene/AFP

Mariano Rajoy peut également recourir, si une majorité absolue du Sénat l’y autorise, à l’article 155 qui force une Communauté autonome à se plier à la loi. L’article, vague dans sa rédaction, s’applique sans limites de compétence ou de temps, même si l’on imagine mal qu’il puisse entraîner la dissolution du Parlament. Son recours signifierait pour Mariano Rajoy un changement majeur de stratégie, dans la mesure où il signifierait une reprise en main d’ordre politique. Et il ne manquerait pas d’être lu par l’opinion publique comme une suspension de facto de l’autonomie catalane. Ainsi, le chef du gouvernement a incontestablement l’avantage, fidèle qu’il est à une sorte de « patriotisme constitutionnel », le nouvel avatar du nationalisme espagnol.

L’appui massif de la société catalane

Mais voilà, Rajoy n’est pas dans le cas de son prédécesseur, José-Maria Aznar, qui lutta contre le « plan Ibarretxe » en 2004-2005, du nom du Lehendakari (Président du gouvernement basque), à qui manqua alors un soutien populaire massif. La crise économique est passée par là avec sa cohorte de misère : l’indépendantisme qui est l’expression catalane d’un profond mécontentement populaire qui traverse toute l’Espagne, est fort d’un appui massif, sinon majoritaire, de la société catalane. Les recettes d’hier et l’application stricte de la légalité risquent fort, dans ce contexte, d’être politiquement contre-productives.

Plus encore, l’indépendantisme, dans sa stratégie de rupture, clairement assumée au nom de la légitimité du « peuple catalan » à se gouverner, a exposé la Généralité aux foudres de la loi. L’opinion catalane assiste, effarée, à la mise au pas d’une institution unanimement respectée, et dont on se souvient qu’elle fut par deux fois supprimée : après 1714 (fête nationale catalane) puis en 1939 (fin de la guerre civile et victoire du général Franco). Rien ne sert de rappeler que ces circonstances passées appartiennent à des contextes très différents : la lecture de l’histoire selon les catalanistes joue volontiers de la corde victimiste et établit une continuité historique qui sert à lire les événements actuels. Dans ces conditions, le mouvement indépendantiste semble gagner à sa cause de nombreux légitimistes attachés à la dignité de leurs institutions propres.

La votation du 1er octobre n’est sans doute plus réalisable car, après l’action du gouvernement, les conditions physiques mêmes de la consultation ne sont plus réunies. Cette journée se convertira probablement en une grande manifestation, comme Barcelone en connaît régulièrement depuis sept ans. Le choc paraît inéluctable.

Le 21 septembre, devant la Cour suprême à Barcelone. Josep Lago/AFP

En l’absence de propositions politiques de l’exécutif espagnol, les chances d’une résolution négociée de la crise sont faibles : une Commission pour l’évaluation et la réforme du statut des autonomies a été formée aux Cortes, à l’initiative des socialistes. Elle serait en mesure de concevoir une issue politique crédible au conflit, en se fondant sur une lecture fédérale de la Charte fondamentale, ou sur une solution confédérale.

Seule une refondation constitutionnelle à l’échelle de l’Espagne paraît désormais envisageable. Une partie de l’opinion publique appuie le principe d’une défense de la légalité comme condition sine qua non du changement constitutionnel, c’est-à-dire l’altération de cette même légalité : respecter la loi pour la changer. Mariano Rajoy saura-t-il entendre ces voix ?

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