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La distillerie écossaise Ardbeg avait été vendue 11 millions de dollars en 1997 ; en juillet 2022, un seul de ses tonneaux a coûté 19 millions. Ayack / Wikimedia Commons, CC BY-SA

Comment un seul tonneau de whisky a-t-il pu coûter plus cher que la distillerie tout entière ?

Lorsqu’une bouteille rare de whisky écossais, un Macallan Adami 1926 vieilli 60 ans en fût, a été vendue plus de 2,5 millions d’euros en novembre 2023, j’ai certes été stupéfait, mais pas nécessairement surpris pour autant. Le marché du whisky est en plein essor depuis quelque temps et des marques de bourbon comme Pappy Van Winkle de la distillerie Buffalo Trace se vendent à des prix astronomiques sur le marché secondaire. Les whiskies japonais, devenus populaires au cours de la dernière décennie, se vendent aujourd’hui jusqu’à 50 fois plus cher qu’il y a dix ans.

En juillet 2022, un seul tonneau de la distillerie écossaise Ardbeg, vieilli depuis 1975 et contenant suffisamment de liquide pour 500 bouteilles, a été vendu aux enchères pour environ 19 millions de dollars. En 1997, l’ensemble de la distillerie avait été racheté par la distillerie Glenmorangie pour « seulement » 11 millions de dollars. Comment un simple fût de whisky écossais a-t-il pu se vendre près de deux fois la valeur d’une distillerie entière achetée un peu plus de vingt ans auparavant ?

J’étudie les marchés spécialisés depuis une dizaine d’années et j’y vois au moins deux explications.

La première est d’ordre économique : les produits rares, comme certaines bouteilles ou certains tonneaux, se vendent à des prix élevés. Les prix sur le marché du whisky ont augmenté rapidement au cours des deux dernières décennies, notamment sous l’impulsion des investisseurs. Certains considèrent ces produits haut de gamme comme une alternative à d’autres actifs tels que les actions et les obligations. Certains signes indiquent toutefois que le marché du luxe est en train de s’affaiblir en raison d’une offre excédentaire.

Une deuxième explication, négligée et sans doute plus intéressante, est d’ordre social. Elle tourne autour de l’importance croissante accordée à la prétendue authenticité des produits artisanaux, en particulier ceux qui, comme le whisky écossais, misent sur leur héritage autant que sur leur saveur.

Le retour en force de l’alcool brun

L’histoire du whisky est faite d’emballements et d’effondrements. Produit en Écosse et en Irlande depuis au moins la fin du XVe siècle, le spiritueux s’est répandu dans le reste de l’Europe entre le milieu et la fin des années 1700. La fin des années 1800 et le début des années 1900 ont été des années fastes, en particulier pour le whiskey irlandais. Cette période a également été marquée par des innovations telles que le vieillissement de l’alcool dans des fûts de chêne qui en rehaussent la saveur.

Aux États-Unis, la Prohibition a fait entrer la distillation dans la clandestinité jusqu’à ce qu’elle fasse son retour au milieu du siècle dernier. L’avènement des « alcools blancs », comme la vodka et le gin, a cependant fait baisser les prix des « alcools bruns », comme le whisky, à partir des années 1970. Cela a conduit à ce que les distillateurs écossais appellent le « whisky loch », ou « lake » (le lac) : l’accumulation de grandes réserves de whisky mûr et la fermeture de nombreux producteurs.

C’était avant que cet alcool opère un retour en force depuis 2000. Le prix de certaines bouteilles, y compris des très prisés whiskies single-malt produits dans une seule distillerie, a augmenté de près de 600 % au cours de la dernière décennie. Le bourbon américain connaît également un regain d’intérêt – et de prix - depuis au moins 2016.

Longtemps perçus comme des contrefaçons de qualité inférieure de leurs homologues écossais, les whiskies japonais ont également connu des hausses de prix. La maison Suntory, le plus ancien distillateur japonais, a récemment annoncé des augmentations de prix substantielles sur le marché primaire, allant dans certains cas jusqu’à 100 %. L’Inde, qui a longtemps été le plus grand consommateur de whisky écossais, voit également ses distilleries produire leurs propres bouteilles single-malt et monter progressivement en gamme.

Bien que ces augmentations se limitent en grande partie au segment supérieur du marché, les prix des bouteilles d’entrée de gamme ont également augmenté.

Donner un prix à l’authenticité

Peu de temps après la vente du Macallan 1926 pour 2,7 millions de dollars, Merriam-Webster, qui édite un dictionnaire qui fait référence aux États-Unis, a désigné « authentique » comme mot de l’année 2023.

La popularité du terme peut être liée aux progrès de l’intelligence artificielle et à la désinformation qui les accompagne. L’importance accordée à l’authenticité s’explique aussi en grande partie par l’aspiration à des relations plus personnelles dans un monde de plus en plus virtuel. Les gens veulent des expériences authentiques et cela inclut les produits qu’ils achètent.

L’authenticité reste un concept particulièrement difficile à définir. Elle tend à s’articuler autour du respect d’un ensemble de normes internes ou externes. Il peut s’agir de suivre ses valeurs ou son cœur afin de cultiver son meilleur moi, d’être vrai dans son attitude. Lorsqu’il s’agit de produits, cela peut signifier répondre à certains critères. Par exemple, selon les normes définies par le mouvement des microbrasseries, la bière artisanale, pour être considérée comme authentique, doit être produite sur place en petites quantités.

Pareilles distinctions peuvent être difficiles à saisir pour le consommateur moyen, et l’authenticité peut être facile à falsifier. La marque de bière Samuel Adams, par exemple, tente de signaler son authenticité en s’associant aux personnes, aux lieux et aux événements de la Révolution américaine. Mais la brasserie s’est également attiré des ennuis pour s’être présentée comme une bière artisanale alors qu’elle ne fabriquait pas sa bière elle-même.

Le whisky, lui, se distingue par des qualités intangibles, telles que la robe, l’arôme, le « nez », la complexité et la persistance de la saveur, la « finale ». Pour augmenter la valeur du whisky, les fournisseurs de whisky haut de gamme mettent également l’héritage qui alimente le produit. Le lieu unique où se trouve un whisky – ce que les amateurs de vin appellent le « terroir » – joue un rôle important dans la perception de son authenticité.

Des invendus devenus produits de luxe

Pendant et après la crise du whisky, les producteurs de scotch se sont rendu compte qu’ils disposaient d’importants stocks invendus. Une grande partie de ce whisky a été produite et vieillie à partir des années 1960, avant l’avènement de l’automatisation, d’une distillation plus rapide et de nouveaux ingrédients. Le désir de revenir à cette époque plus authentique et plus simple a permis aux distillateurs de réécrire l’histoire de ces stocks.

Le whisky écossais a depuis longtemps la réputation d’être premier sur un plan historique et, par conséquent, plus authentique. Bien que les recherches montrent que même les juges les plus experts ne peuvent pas distinguer les différentes catégories de whisky, une bouteille de whisky écossais peut se vendre jusqu’à 100 fois le prix d’un whisky canadien de même âge et de même complexité.

Une étude récente a montré que les distilleries peuvent même utiliser leurs caractéristiques physiques et leur caractère local pour améliorer la perception de l’authenticité de leurs spiritueux. Les bouteilles provenant de distilleries plus anciennes étaient jugées plus authentiques – et pouvaient se vendre plus cher. Les bouteilles provenant de bâtiments plus récents, ressemblants à des usines, avaient moins d’attrait pour les consommateurs.

Il y a un côté prophétique à tout cela. Un produit peut être considéré comme authentique si tout le monde y croit et agit comme tel. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire du whisky soit une histoire de perception, pas nécessairement de qualité. Cette perception contribue à sa fortune économique.

La prochaine fois que vous chercherez une bonne bouteille de whisky pour vous-même ou pour l’offrir, pensez ainsi si l’histoire fait ou non grimper son prix.


L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes.

This article was originally published in English

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