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Comment une idée politique s’impose-t-elle dans le débat public ?

La présidente du groupe d'extrême droite du Rassemblement national (RN) à l'Assemblée nationale, Marine Le Pen, et le président du RN et chef de file de la liste électorale, Jordan Bardella, posent pour un selfie sur scène à la fin d'un meeting visant à lancer la campagne du RN pour les prochaines élections européennes, à Marseille, le 3 mars 2024.
Marine Le Pen et Jordan Bardella sur scène à la fin du meeting de lancemenent de la campagne du RN pour les prochaines élections européennes, à Marseille, le 3 mars 2024. Christophe Simon/AFP

Le Rassemblement national a récemment revendiqué sa « victoire idéologique » à propos du vote de la loi sur l’immigration. De fait, alors que les idées d’extrême droite étaient autrefois marquées d’une forte illégitimité intellectuelle et politique, restant cantonnées dans des espaces sociaux assez restreints, certaines de ses conceptions comme la « préférence nationale », et de ses formules, comme le « grand remplacement », tendent à occuper une place grandissante dans les médias et le débat politique.

La réussite de telles idées, qui semblent (du moins à celles et ceux qui ne les partagent pas) « folles » et dangereuses conduit à questionner les mécanismes sociaux par lesquels des idées s’imposent politiquement au-delà de leur contenu propre et de l’éventuelle force intrinsèque de leurs arguments.


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Gagner la bataille des idées

Dans la vulgate marxiste, les idées sont d’abord vues comme le reflet des positions économiques et sociales. Pour les philosophes Karl Marx et Friedrich Engels, « les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante ». En imposant sa domination économique, la classe bourgeoise impose donc également, selon Marx et Engels, ses idées, idées qui dissimulent la réalité des rapports sociaux (les inégalités et l’exploitation) en justifiant l’ordre existant.

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Le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937), fondateur de la notion d’hégémonie culturelle. Wikicommons, CC BY

Renouvelant l’approche marxiste, certains auteurs ont souligné l’autonomie relative des idées en considérant qu’elles n’étaient pas déterminées aussi mécaniquement par l’infrastructure économique et qu’elles pouvaient être inversement porteuses d’une transformation sociale. Pour le militant et théoricien communiste Antonio Gramsci, puisque la suprématie économique de la classe bourgeoise repose sur tout un « appareil d’hégémonie » (école, administration, médias…) qui diffuse sa conception du monde, ses croyances et les fait accepter, la classe dominée doit construire, grâce à ses propres intellectuels « organiques » (c’est-à-dire « organiquement » liés à leur classe sociale), une contre-hégémonie, afin d’enclencher une dynamique révolutionnaire. Pour Gramsci, la bataille des idées est une dimension essentielle de la bataille politique.

Initialement formulée dans un horizon marxiste, cette théorie de « l’hégémonie culturelle » a été réappropriée dans des perspectives politiques très opposées. C’est le cas dès les années 1960 en Italie avec le groupe postfasciste Ordine nuovo.

En France, suite à la victoire de François Mitterrand en 1981, l’essayiste d’extrême droite Alain de Benoist et le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), laboratoire d’idées de la « Nouvelle Droite » dont il est le cofondateur en 1969, se font les défenseurs d’un « gramscisme de droite ». En 2007, c’est Nicolas Sarkozy qui s’en revendique : « J’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées » déclare-t-il alors. Cette antienne a depuis été reprise par Eric Zemmour notamment.

Stratégies rhétoriques

Dans cette lutte idéologique, les stratégies de présentation des idées sont cruciales. On peut par exemple s’appuyer sur une logique de scandalisation en empruntant une rhétorique outrancière ou un style « populiste ». « Je suis le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas » affirmait ainsi Jean-Luc Mélenchon en 2010 afin de réintroduire dans le débat une certaine forme de conflictualité politique.

Jean-Luc Mélenchon déclare lors d’un meeting en 2010 : « Je suis la bruit et la fureur, le tumulte et le fracas ».

La stratégie inverse, qui consiste à viser une certaine normalisation, peut aussi être employée. De longue date, le Front national, renommé Rassemblement national, a cherché la respectabilité en dissimulant une partie de son idéologie afin de la rendre davantage acceptable et de mieux la diffuser.

Le recours à l’autorité de la science ou de l’expertise constitue aussi un procédé classique de ces entreprises de légitimation. Depuis le XIXe siècle, du marxisme au néolibéralisme, beaucoup d’idéologies politiques se sont présentées comme des sciences.

Mais au-delà de son apparente rationalité ou cohérence, l’efficacité persuasive d’une idée politique réside dans son aptitude à mobiliser des affects (joie, colère, peur, indignation, compassion…) et à déployer des récits spécifiques. On se souvient ainsi comment le candidat écologiste à la présidentielle de 1974 René Dumont avait cherché à alerter sur l’épuisement des ressources naturelles en buvant un verre d’eau à la télévision. Dans un autre genre, le clip de campagne d’Eric Zemmour mettait en scène l’imaginaire du « grand remplacement ».

Candidat à l’élection présidentielle de 1974, René Dumont, écologiste, tente de sensibiliser les téléspectateurs au gaspillage. INA.

Circulations intellectuelles

La fortune d’une idée ne tient pas qu’aux stratégies de communication et à l’habilité rhétorique de ses promoteurs. Pour s’imposer, elle suppose d’être relayée par une multitude de médiateurs, de « passeurs » et de vecteurs comme des intellectuels, des journalistes, des éditeurs, des partis politiques, des militants ou des groupes de réflexion.

Le succès des idées d’extrême droite doit sans doute beaucoup à la constitution de ce qui a été désignée comme une nébuleuse « néo-réactionnaire » regroupant des essayistes, romanciers, journalistes – tels que Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Eric Zemmour ou Mathieu Bock-Côté – qui partagent un certain nombre de topiques : une conception essentialisante de l’identité nationale, le rejet de l’immigration, la dénonciation de la « bien-pensance », etc.

L’économiste austro-hongrois Friedrich Hayek (1899-1992), considéré comme l’un des pères du néolibéralisme
L’économiste austro-hongrois Friedrich Hayek (1899-1992), considéré comme l’un des pères du néolibéralisme. Wikicommons, CC BY

De même, les travaux académiques consacrés aux idées néolibérales ont souligné l’importance jouée par la société du Mont-Pèlerin, ce groupe de réflexion fondé en 1947 sous l’égide de l’économiste Friedrich Hayek (dans la localité suisse du Mont-Pèlerin), qui, via l’organisation de conférences, la traduction d’ouvrages et leurs relais dans les élites du monde occidental ont contribué à diffuser leurs idées économiques dans les instances internationales telles que le FMI ou la Banque Mondiale jusque dans les « business schools » et les universités.

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La carrière d’une idée politique est ainsi tributaire non seulement des ressources matérielles ou financières des acteurs qui travaillent à sa circulation mais aussi et surtout de leurs ressources symboliques. Les sociologues français Pierre Bourdieu et Luc Boltanski ont bien analysé comment l’idéologie dominante se façonne et circule à travers des lieux prétendument « neutres ». Il s’agit, dans les années 1970 en France, d’institutions comme le Commissariat général au Plan, de grandes écoles comme Sciences Po ou l’ENA ou encore de revues comme Esprit, qui permettent à des membres des élites caractérisés par le cumul des fonctions (par exemple, inspecteur des finances, directeur de cabinet et enseignant à Sciences Po), de se rencontrer.

Des supports médiatiques aux appropriations ordinaires

Cependant, une idée ne s’impose véritablement que si elle est reçue et surtout appropriée par de larges publics au-delà même des champs intellectuel et politique. À cet égard, si les effets des médias sont loin d’être directs et unilatéraux, ils n’en demeurent pas moins essentiels.

Le rôle des réseaux socionumériques apparaît aujourd’hui évident dans la diffusion de certains discours tels que le complotisme ou des thèmes chers à l’extrême droite. Ils contribuent à faire émerger de nouvelles figures d’« influenceurs » politiques. On le constate du coté des identitaires : ils ont su aussi mettre à profit ces moyens de communication, pour diffuser la notion de « remigration » qu’ils ont largement popularisée sur X (ex-Twitter), au point qu’il n’est peut-être pas excessif de parler d’un « gramscisme numérique ».

Plus généralement, au sein même des médias grand public, on a souvent souligné le développement depuis une dizaine d’années d’un espace médiatique de droite radicale contribuant à discuter et donc légitimer des idées d’extrême droite qui étaient jusque-là considérées comme taboues.

Au-delà des journaux télévisés et des émissions politiques, les talk-shows se sont imposés comme des lieux de « débat » politique, qui peuvent contribuer à la banalisation de certains messages : Touche pas à Mon Poste ! est ainsi accusé de faire le jeu du Rassemblement national et de Reconquête à travers la surreprésentation des invités d’extrême droite et de leurs thèmes (insécurité, immigration…).

Les idées politiques peuvent également se loger dans une grande variété de productions médiatiques, artistiques ou culturelles, y compris celles qui sont considérées comme mineures : un genre musical tel que le rap peut se faire aussi bien le support d’idées postcoloniales – avec des groupes comme Ministère des Affaires populaires, La Rumeur… – que racistes comme on le voit avec l’émergence d’un « rap identitaire » porté par des figures telles que Millésime K, Kroc Blanc, Amalek…

Elles ne se diffusent donc pas que par des canaux ni même des porte-paroles labellisés comme politiques. La réussite définitive d’une idée politique peut d’ailleurs se mesurer à sa capacité à se masquer comme telle en s’imposant sur le mode de l’évidence et à devenir, pour reprendre les mots des politistes Mathieu Hauchecorne et Frédérique Matonti, « si profondément incorporée qu’elle n’a le plus souvent pas besoin d’être mise en mots et peut dans bien des cas s’exprimer ou agir à l’insu des personnes qui l’utilisent. »

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