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Dans « Pauvres créatures », des costumes pour rapiécer les destins

A Lisbonne, Bella se lance dans une danse endiablée. Allociné

« Dress the creature, will you ? » : c’est Dirk Bogarde qui formule cette demande dans le film Providence (1977) d’Alain Resnais, à un tailleur engagé pour habiller un étrange personnage, qui a tendance à se couvrir d’un excès de poils et à se transformer en loup-garou. Mais « Habillez la créature, voulez-vous ? » peut aussi s’interpréter comme la phrase clé qui définit le lien que le cinéma contemporain voit entre le dépassement de l’animalité et la civilisation : question d’habits, de costumes propres au « sacerdoce » social.

Au cinéma, les costumes agissent en même temps comme des filtres qui révèlent ou dissimulent une dimension intime des personnages. Ils contraignent les corps, définissent les gestes, et forment une sorte de deuxième peau pleine d’indices sur le passé et le destin probable des protagonistes.

Dans le film Pauvres créatures, le personnage de Bella Baxter (interprétée par Emma Stone) est une jeune femme enceinte suicidaire. Elle saute d’un pont, puis est ramenée à la vie par un savant fou qui implante dans son crâne le cerveau du bébé qu’elle portait. Le spectateur se retrouve alors en présence de cette femme « réenfantée » qui est à la fois une chimère, résultat d’une expérimentation médicale délirante, et l’incarnation du désir masculin le plus stéréotypé.

Placée dans cette situation narrative paradoxale, à la fois nourrisson et jeune femme, la protagoniste incarne une sorte de dissonance cognitive et affective entre aptitude morale et tenue sociale. À travers ses nombreux changements de costumes – conçus par la très douée Holly Waddington – le film de Yorgos Lanthimos nous montre le potentiel d’ambivalence des relations humaines, quand le fait de prendre soin cohabite avec une forme de cruauté.

Subversion des mœurs

Le raffinement excessif des vêtements de style victorien tardif, choisis pour évoquer la fin du XIXe siècle – dans un univers plein d’anachronismes – contraste avec l’incapacité, pour l’héroïne, d’adopter un comportement digne de ses parures.

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Ce décalage perturbe le regard des médecins – des adultes aux manières impeccables – qui entourent la jeune femme. Ils s’efforcent de maintenir un regard clinique sur la chimère qu’ils ont créée et sur son apprentissage des choses de l’esprit et de la chair. Dans une synchronisation contre nature de leurs développements respectifs – tête malléable (de bébé) et corps irrésistible (de jeune femme)–, ce personnage d’innocente pécheresse est une projection exclusivement masculine de la féminité.

Selon les canons de la fable pourtant dystopique, la contre-histoire de l’héroïne – objet du désir à la découverte de ses propres appétits – passe sans surprise par l’étape de l’éloignement.

Après un rocambolesque voyage, Bella finit par céder aux désirs masculins, puis se range en se mariant, après un itinéraire suffisamment surprenant pour préserver une forme de suspense – et donc de désir. L’attrait irrépressible éprouvé par les personnages masculins pour cette femme est tolérable aux yeux de Bella à condition qu’elle ne soit pas perçue comme un membre de la famille (ni fille, ni épouse) ni prise dans une relation professionnelle (cobaye ou patiente). Ainsi, au lieu d’épouser le disciple du père, Max McCandles (Ramy Youssef), Bella fuit à l’étranger avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).

Si ce dernier voit en Bella la chimère d’un pur désir, comme celui incarné par les poupées mécaniques (imaginaire filmique qui traverse l’histoire du cinéma de Die Puppe de Lubitsch au Casanova de Fellini), la femme réenfantée déconstruit peu à peu la sacralisation hypocrite de la figure féminine ; une déconstruction qui passe par la subversion des mœurs et, figurativement, des costumes.

Des costumes parlants

La trame du film est en effet ponctuée par les changements de vêtements de la protagoniste. Toutefois, en évitant toute déclinaison didactique et pédante des thèmes évoqués (l’empire du désir masculin, l’émancipation féminine), Pauvres créatures ne présente pas une évolution linéaire de l’héroïne et de ses costumes.

La surabondance et l’apparence des vêtements dépassent les postures et les gestes de la protagoniste. D’une part, les manches énormes des vêtements rappellent des « poumons » (comme l’a dit la costumière elle-même), des prothèses respiratoires qui permettent à cette femme suicidaire d’être encore vivante ; d’autre part, Bella semble toujours sur le point de disparaître dans les plis de sa robe, comme engloutie par une machine désirante plus grande qu’elle.

Des manches-poumons. Allociné

Comment échapper à la confection, à la fabrication d’artifices ? Le parcours initiatique de Bella est ponctué de robes splendides qui empêchent toute émancipation, et ne lui permettent pas d’exprimer qui elle est. À travers la multiplication des costumes, Bella semble comprendre qu’elle doit accepter son destin de chimère, y adhérer encore et encore et encore avec de nouvelles mises, sans échappatoire à ce destin soumis au règne de l’artifice.

D’ailleurs, le père de Bella, Godwin Baxter (Willem Dafoe) est un Frankenstein social qui a décidé de reproduire l’artifice chimérique dont il est lui aussi un résultat aberrant : il survit grâce à des dispositifs médicaux alambiqués et son visage n’est qu’un affreux rapiéçage de peaux et d’os recomposés. La reprise et variation constante d’une malédiction originaire est-elle le meilleur moyen de s’adapter à cette dernière ? Le docteur Baxter rote comme un petit enfant en produisant une sorte de bulle de savon/saveur dont on craint qu’elle n’éclate en survolant les plats d’un somptueux dîner. Ce circuit du besoin alimentaire – à partir du bol alimentaire dans la bouche, des sécrétions sont déjà générées qui assaisonneront la table avec de nouveaux condiments ! – est à la fois dégoûtant et sublime car il passe justement par une bulle, une enveloppe précaire et translucide qui concède aux « pauvres créatures » la possibilité de développer, malgré tout, une intériorité. Les vêtements sociaux, comme des bulles, échappent alors à leurs créateurs, en disséminant ici et là une partie de leur vécu.

Jouer avec la difformité

Les vêtements de Bella, avec leurs épaulettes bizarrement disproportionnées, poussent l’esthétique sociale jusqu’aux limites de la difformité. Si l’on met de côté la robe bleue portée par la protagoniste dans lorsqu’elle saute d’un pont, la première robe dans laquelle on la voit ressuscitée se présente comme une série d’excroissances, résonances textiles des des bonnes manières. Ces représentations difformes du goût social dessinent une sublime « femme-éléphant », ou une créature digne de La Forme de l’eau (Guillermo del Toro, 2017). Côté syntaxe vestimentaire, un jupon à la queue rembourrée (sorte d’infinie « perruque de juge », selon Waddington) accompagné d’une veste aux épaules surdéveloppées (4e costume de Bella) dessinent une femme à la fois vamp et enfant, prête à séduire et en même temps à se pisser dessus.

Une tournure classique en queue d’écrevisse (un dessous, à l’origine) devient une jupe à part entière. Holly Waddington et Emma Stone sur le tournage de Pauvres créatures. Yahoo news

Ce n’est que lorsque Bella annonce qu’elle veut se marier et partir en voyage que ses vêtements apparaissent, l’espace d’un instant, presque normaux, avec une coupe équilibrée et plus moulante. Mais alors qu’elle prépare ses vêtements pour le départ, son père coud dans l’un d’eux une poche intérieure dans laquelle il cache de l’argent. De manière emblématique, la survie de la femme continue de passer par les coutumes sociales qu’elle devra porter. Toute la vie du père putatif est également faite de prothèses (machines dont sa physiologie est dépendante) et de rapiéçages (son visage est une série de raccommodages de morceaux de peau).

La poupée libérée

Nous avons parlé de l’ambiguïté du désir masculin : les vêtements de Bella préfigurent et contiennent sa beauté explosive ; parallèlement, ils la transforment en poupée prête à satisfaire le désir masculin. Vers le milieu du film, Bella Baxter est accidentellement reconnue à Lisbonne comme la défunte Victoria Blessington ; cet événement, apparemment aussitôt archivé par la protagoniste, la pousse en réalité à dénuder ses épaules et avec des pantalons déjà transparents, elle se lance dans un ballet totalement anachronique et primitif. Non seulement elle finit par impliquer son mari dans la danse mais l’utilise, en le manipulant par derrière, presque comme une marionnette, dans le but d’inscrire sur le corps masculin les gestes de libération féminine que celui-ci voulait en fait camoufler.

La force de cette danse libératrice s’amplifie à travers la convocation d’une imaginaire visuelle plus vaste. En effet, peu après, le film nous présente, dans la cour du docteur Baxter, une seconde femme (Felicity), dotée d’un implant cérébral de fœtus. Cette réédition de la chimère est interprétée par Margaret Qualley, ce qui nous invite à relire la scène de la danse comme une citation possible du célèbre spot Kenzo World réalisé par Spike Jonze (2016). Dans cette publicité, Qualley quittait un gala de fin d’année, emblème d’une société opulente, pour se lancer dans une danse où les gestes animaux sont adoptés comme une claire transgression des normes, normes dans lesquelles la femme risque d’être emprisonnée dans une opposition de finalisations du désir masculin que Lanthimos rappelle impitoyablement : « tu me tues ou bien tu m’épouses ».

Perversion de la beauté

Si la musique du film, jouée sur des instruments désaccordés, thématise une esthétique défaillante, la magnificence des costumes incarne la perversion de la beauté à laquelle on ne peut échapper. Chacun doit rentrer dans ses propres « habits » et renverser le sens habituel des artifices, qui dépassent leur statut fonctionnel et deviennent des idéalisations alambiquées auxquelles il faut tenter d’adhérer faute de mieux.

Toutefois, les aventures de Bella ne sont pas édifiantes (la protagoniste se consacre tour à tour au luxe, à la prostitution et à une vengeance cruelle), et ses vêtements marquent précisément les contradictions de son parcours existentiel.

Lorsqu’elle se trouve à pleurer devant un lazaret que lui montre le cynique Harry Ashley, Bella arbore les vêtements les plus ostensiblement aristocratiques (une robe victorienne blanche à manches bouffantes), et son rouge à lèvres est la première chose qu’elle regrette face aux horreurs du monde.

Au contraire, quand elle reprend en main son destin à Paris pour se lancer dans l’expérimentation extrême de la prostitution, ses vêtements sont de nouveau contenus et moulants (une cape en latex jaune, une sorte « manteau-préservatif », selon Waddington). Lorsqu’elle rentre finalement à Londres, elle est accueillie par la servante comme « le cheval qui est rentré à la maison », vêtue toute en noir, prête à rencontrer à nouveau un père putatif qui a déjà un pied dans la tombe et donc peut-être prêt à lui révéler ce qu’elle craint déjà en réalité : elle est à la fois mère et fille d’elle-même, prisonnière d’un circuit masculin qui la réduit à une « pauvre créature » : objet du désir et machine à procréer.

Une « robe-préservatif », selon la costumière., pour la période où Bella se prostitue à Paris. Allociné

La cape jaune et semi-transparente de Paris est presque reproduite à l’identique à Londres dans la séquence dans laquelle elle demande au docteur Max McCandles de l’épouser ; mais le costume suivant, la robe de mariage, aux épaulettes disproportionnées, affiche de nouveau le thème du dédoublement : Bella est cette femme qui veut intégrer une nouvelle famille (et avec elle, la médecine) et une femme déjà mariée, avant son suicide, avec Alfie Blessington. De manière assez surprenante, Bella demande à Dieu (mais « God » est aussi le diminutif du père putatif, Godwin Baxter) de pouvoir quitter à la fois l’église et le mariage en cours, afin de suivre son ancien époux. En réalité, elle veut comprendre les raisons de son suicide.

Renverser les hiérarchies

Bella Baxter ne devra pas attendre longtemps pour passer d’une robe blanche luxueuse, qui épouse l’élégance du palais où réside son mari, à son premier costume rouge, caractérisé par une allure « militaire » et par une forme trapézoïdale sur la poitrine. Cette forme géométrique est inversée : en effet, Bella se retrouve sous l’autorité de son mari, réduite à l’état de prisonnière, un objet appartenant au « territoire » de celui-ci. Mais la robe indique justement que Bella est déjà prête à renverser les hiérarchies, au point de capturer le mari pour lui implanter le cerveau d’une chèvre et l’amener ainsi à brouter le gazon, le « territoire » des Baxter. Le bleu du vêtement de Mme Blessington suicidaire se transforme en rouge dans la robe de Bella qui lui permet d’assumer ses propres cruautés : d’un côté, son « manque d’instinct maternel » (elle n’a jamais accouché, et s’est suicidée en entraînant dans la mort de son propre enfant), et de l’autre, la réduction du mari – un général – à un animal « incurable » (sa perte d’humanité est définitive).

Un retour à la normale ? Allociné

En ce sens, le spectateur reste dans le doute et ne sait pas si l’émancipation de Bella l’a simplement admise au carrousel des horreurs ; ou si les rapiéçages opérés sur les êtres les plus déchirés peuvent finalement faire émerger une famille au-delà du patriarcat et peut-être même du matriarcat : une famille sans créatures ni marionnettistes, sans cobayes ni savants fous. Certes, le dernier costume qui caractérise son personnage – un pull en tricot à col roulé et une jupe longue – suggère une attitude décontractée, mais le jardin qui l’entoure est trop bizarre pour que l’on se sente vraiment rassuré.

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