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L'IA puise dans le corpus des oeuvres créées par les humains. Musée d'Art Moderne, ville de Paris.

Débat : Intelligence Artificielle et création artistique, des enjeux complexes 

Les révolutions annoncées de la blockchain et du métavers ont fait pschitt. Dans les secteurs de la culture et de la création, celle de l’IA générative semble plus profonde. Les productions des outils qui exploitent cette technologie peuvent déjà bluffer un jury dans un festival d’art ou proposer des visuels très pertinents dans une campagne de communication pour un spectacle.

Les entreprises et créateurs se les approprient à vitesse grand V, tandis que les représentants des industries culturelles et créatives crient au loup ou fourbissent leurs armes pour lutter contre la vague qui s’annonce.

Les créateurs vont-ils être remplacés par des machines ?. Les travailleurs de la création vont-ils être condamnés à la paupérisation ? Les outils qui s’appuient sur des corpus considérables d’œuvres existantes pour en générer de nouvelles enfreignent-ils le droit d’auteur ? La diversité culturelle est-elle menacée ?

Sélections successives

S’il est audacieux de faire des prédictions sur l’avenir qu’est en train de nous générer l’IA, il peut être utile de poser les éléments du débat.

D’abord, il faut rappeler que générer une œuvre n’a en elle-même aucune valeur tant qu’elle n’est pas reconnue comme telle. ChatGPT, Midjourney, Dall-E et consorts sont capables de créer des œuvres à la façon des Beatles ou de Rembrandt ? Bravo à eux ! Leurs créations vont pouvoir rejoindre les millions de propositions qui sont générées chaque année par des équipes d’humains, à partir desquelles un processus de sélection progressif fera émerger quelques œuvres qui obtiendront une forme de consécration. Toutes les industries créatives fonctionnent dans une logique de génération d’abondance et de sélections successives – édition, curation, recommandation… – qui mobilisent de nombreux intervenants. La sélection cardinale est faite par celui qui est reconnu comme le créateur, dans un acte de consécration qui clôt souvent un processus ayant impliqué une sélection drastique.

Avant un défilé de mode, un directeur artistique sélectionnera quelques-uns des très nombreux vêtements et accessoires qui ont été créés. Chez Pixar, la présentation d’un film au public est la fin d’une aventure – le début d’une autre pour le film – qui aura vu un projet être sélectionné parmi plusieurs autres développés par les meilleurs réalisateurs. Pourquoi Midjourney aurait-il le pouvoir de contourner l’ensemble de ce processus pour proposer une œuvre dont la consécration serait spontanée ? Si les créations par des IA ont pu bénéficier d’une attention exceptionnelle du fait de leur nouveauté, elles devront se battre pour exister à l’avenir, comme toute création.

Par ailleurs, dans le processus de consécration d’une œuvre, le lien à un créateur ou à une créatrice est très souvent fondamental. On écoute le dernier Stromae et on va voir le dernier Wes Anderson : l’un et l’autre ne sont pas des créations isolées, ils s’inscrivent dans la trajectoire d’un artiste qui porte une voix, un propos ou une vision du monde. Jusqu’à nouvel ordre, on aime des artistes, pas uniquement des créations.

Enfin, les créateurs se nourrissent énormément de tout ce qui les entoure, y compris des créations, et, d’une certaine manière, les IA génératives reproduisent cette réalité. Selon les secteurs, ils travaillent avec des équipes, parfois nombreuses, qui alimentent les processus de nombreuses idées ou propositions. Le créateur qui travaille seul dans son coin est une vision mythifiée. L’inspiration, la créativité ne sont pas les enjeux majeurs du point de vue de l’offre : en matière de création, les temps sont plutôt à la surabondance, et à la difficulté pour les propositions, fussent-elles extrêmement créatives, à exister.

L’IA ne palliera pas un déficit de créativité ou de créations, ni ne produira des œuvres d’auteurs qui s’inscrivent dans une trajectoire. Concédons qu’on verra sans doute arriver quelques créateurs virtuels (associés à une IA), pilotés par des individus, qui produiront une œuvre dans le temps. La curiosité aidant, cela suscitera un intérêt ponctuel, pour un phénomène qui restera anecdotique.

IA et processus de création

Quid de l’effet de l’arrivée de l’IA sur les métiers de la création ? Les développements précédents nous conduisent à écarter la possibilité d’une mise en danger des créateurs et créatrices. En revanche, il est certain que l’IA sera de plus en plus utilisée au sein des processus de création, pour générer des propositions qui les nourriront, ou pour concevoir des créations « fonctionnelles », et cela pourra se faire au détriment des humains mobilisés jusqu’alors : les créatifs qui conçoivent des visuels, des assets pour le jeu vidéo, de la musique d’ambiance…

Ce sont souvent des personnes talentueuses, mais elles sont plus coûteuses et moins productives qu’une IA. Que faire pour les protéger ? Sans doute pas autre chose que ce qui a pu être fait pour les falotiers (allumeurs de réverbères) lorsque l’électricité s’est répandue. C’est un enjeu social, qu’il faut accompagner comme tel, d’autant plus que des entreprises verront sans doute une opportunité à conserver ou réintroduire des personnels humains dans leurs processus pour proposer des créations différenciées.

Mais qu’en est-il du droit d’auteur ? Les outils qui créent en ingérant des créations d’autrui enfreignent-ils le droit d’auteur ?.

On pourrait répondre qu’elles fonctionnent comme le cerveau humain d’un créateur, une éponge qui se nourrit de tout ce qui l’entoure pour créer d’autres œuvres. Or on ne cherche pas de poux à Quentin Tarantino ou à Beyoncé quand ils s’inspirent de tel ou tel artiste. De plus, un droit d’auteur dans l’esprit de la loi – rémunération proportionnelle – serait inapplicable puisque les créations d’IA ne sont pas constituées d’emprunts de telle ou telle œuvre, mais génèrent une nouvelle création à la suite d’un processus d’apprentissage basé sur les œuvres existantes. Comme tout créateur en somme.

Cela ouvre sur une autre voie : faut-il instaurer une taxation sur les IA qui génèrent de la valeur grâce au corpus d’œuvres existantes ? Les développements précédents suggèrent qu’une telle disposition ne serait pas justifiée au nom d’une application du droit d’auteur. Le serait-elle au nom de la protection des créateurs dont l’activité est menacée ? Le triste sort des allumeurs de réverbères peut interroger la pertinence d’une telle réaction, d’autant plus qu’elle poserait des questions de répartition insurmontables : quels créateurs faudrait-il soutenir ?

La véritable question qui se pose est d’une nature nouvelle, et se pose de la même façon dans les relations entre les plates-formes et les fournisseurs de contenus, par exemple les éditeurs de presse. Les IA génératives, comme les moteurs de recherche ou les régies en ligne, comme aussi dans une moindre mesure les opérateurs de streaming, tirent leur valeur de l’agrégation d’une multitude de contenus. Une œuvre peut ne pas être exploitée directement mais elle contribue à l’abondance dont ces services tirent leur valeur. La machine est redevable à l’humanité et à son patrimoine.

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