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Débat : Les limites du « Capital et idéologie » de Thomas Piketty

La partie descriptive des travaux de l'économiste français convainc nettement plus que la partie explicative. ERIC PIERMONT / AFP

Thomas Piketty n’est décidément pas un économiste comme les autres ce que confirme son dernier pavé de 1 232 pages Capital et idéologie (Éditions du Seuil), publié le 12 septembre dernier. Non content d’irriter ses pairs en publiant ses travaux de recherche via l’édition et non dans des revues scientifiques, il se qualifie de chercheur en sciences sociales et non d’économiste, ce qui est d’ailleurs exact tant sa quête interdisciplinaire est grande.

Après avoir pertinemment relevé dans son précédent livre, « Le capital au XXIe siècle », un creusement des inégalités des revenus et surtout des patrimoines depuis une quarantaine d’années dans la plupart des pays, il reprend ici une démarche historique dans une recherche dont l’ambition est tout à la fois descriptive, explicative, théorique et prescriptive.

La partie descriptive du livre se fonde sur une abondante collecte d’informations, mais le traitement de ces dernières trahit un biais idéologique commun à nombre de chercheurs et dans son cas quelque peu embarrassant… Ainsi admet-il de manière incontestablement pédagogique mais bien peu scientifique, utiliser « des indicateurs aussi intuitifs que possible afin de permettre une large appropriation citoyenne », quand il n’énonce pas des contrevérités. Il qualifie par exemple les États-Unis de nation marquée par « des inégalités abyssales d’accès à l’enseignement supérieur » alors qu’environ 42 % de la population Outre–Atlantique accède à l’université contre 30 % en France selon l’OCDE.

Russell Sage

L’omission des faits qui affaiblissent sa position est un autre penchant, fréquent en sciences sociales, qu’il pratique abondamment. Lorsqu’il vante le mécanisme de cogestion allemande qui donne la moitié des voix aux représentants des salariés, il ne précise pas que seules les entreprises de plus de 2 000 salariés peuvent le pratiquer et surtout que le dernier mot revient toujours à l’employeur en cas de désaccord. De même, l’assertion qui constitue le cœur de sa thèse selon laquelle la propriété est sacralisée dans les sociétés capitalistes n’est pas exacte puisqu’il existe toujours un mode d’expropriation légale dans l’intérêt général sous condition « d’une juste et préalable indemnité ».

Exemple (ou contre-exemple) suédois

La partie explicative de sa recherche est encore moins convaincante. Expliquer que « l’inégalité n’est pas économique ou technologique », mais « idéologique et politique », c’est d’une part faire l’impasse sur l’importance manifeste des innovations technologiques dans l’apparition des très grandes fortunes amassées par les créateurs d’empire comme les GAFA, mais aussi négliger l’accroissement significatif de la productivité et de la prospérité des travailleurs du savoir et de la connaissance, analysé par Peter Drucker en 1993.

Plus grave encore, le modèle des pays égalitaires, la Suède, mis en avant pour démontrer que chaque démocratie peut décider sans contrainte économique de faire disparaître les inégalités générées par le capitalisme s’avère un redoutable contre-exemple. En effet, après une période de réduction des inégalités après la Seconde Guerre mondiale, ce pays a subi une perte de compétitivité largement due à un excès d’imposition du capital que Thomas Piketty appelle de ses vœux et a dû profondément remanier son système fiscal dans les années 1990. Ce système est désormais fondé sur une imposition duale caractérisée par un barème progressif sur les revenus du travail semblable au nôtre, mais par une flat tax de 30 % seulement sur l’ensemble des revenus du capital (plus-values, dividendes et intérêts).

C’est d’ailleurs cet exemple qui a explicitement inspiré la doctrine fiscale du président français Emmanuel Macron au début de son quinquennat… « J’ai toujours considéré qu’il y avait, dans ce que certains ont pu appeler le modèle suédois, une véritable source d’inspiration à plusieurs égards », avait-il notamment déclaré lors de la visite du premier ministre suédois Stefan Löfven, le 31 juillet 2017.

Son approche théorique est également fragilisée par une confusion permanente des concepts de capital (à savoir les moyens financiers nécessaires aux fonds propres des entreprises et destinés à financer leurs investissements) et de patrimoine (qui représente la richesse totale nette des personnes physiques mais qui n’est pas loin de là fléchée vers les entreprises) employés indifféremment. De même sa notion de « propriété sociale et temporaire » qu’il prétend substituer au droit de propriété, reste floue : qui décidera au nom de la société, dans quel but et selon quel contrôle ?

« Je propose de dépasser la propriété privée par la propriété sociale et temporaire », Thomas Piketty sur France Inter, le 9 septembre 2019.

Intellectuel de filiation platonicienne, Thomas Piketty imagine un monde idéal et propose une idéologie consolatrice porteurs d’espoir pour les perdants de la mondialisation, comme l’était la vision du paradis communiste de Karl Marx pour le prolétariat misérable de la fin du XIXe mais les moyens d’y parvenir sont périlleux.

Propositions (trop) radicales

Les prescriptions du docteur Piketty sont-elles applicables sans risque ? L’histoire qu’il aime tant invoquer devrait nous mettre en garde et les expériences soviétique (qu’il critique justement), cubaine, nord-coréenne ou vénézuélienne incitent à la plus grande prudence. Partout où la passion égalitaire a supprimé la propriété privée, les inégalités sociales se sont accrues et les libertés « bourgeoises » ont disparu sur fond de misère généralisée. Aujourd’hui, la mise en œuvre de ses idées heurterait profondément les sociétés modernes, non seulement pour d’évidents obstacles constitutionnels, mais les confronterait à de grandes difficultés économiques que générerait une fuite massive des capitaux voire à des guerres civiles comme l’a montré l’échec sanglant de Salvador Allende au Chili.

Une version très édulcorée de ses ordonnances est-elle alors envisageable ? Si ses propositions radicales d’un impôt spoliateur sur le patrimoine – pouvant atteindre 90 % – ne recueille aucun écho dans les pays riches, elles ont tout de même inspiré l’aile gauche du parti démocrate américain en réaction à la politique très inégalitaire de Donald Trump. Ainsi l’idée d’instaurer pour la première fois de l’histoire de ce pays un impôt sur la fortune, mais dans des proportions nettement plus modestes et seulement pour les très grandes fortunes (au-delà de 50 millions de dollars), fait actuellement débat parmi les candidats démocrates à la prochaine présidentielle au moment où cette forme d’imposition a quasiment disparu dans l’Union européenne en raison du coût budgétaire et économique généré par l’expatriation – légale – des capitaux.

Pour corriger les excès du capitalisme, qui fait d’ailleurs preuve depuis plus de deux siècles d’une insolente capacité d’adaptation lorsque son penchant inégalitaire est sagement contrebalancé par une démocratie représentative et constitutionnelle, une approche de réformes graduelles dans la filiation aristo-télicienne, c’est-à-dire en observant le monde puis en cherchant les moyens de l’améliorer par petites touches, est certainement la meilleure stratégie. Quant au dépassement brutal du capitalisme vers un fumeux socialisme participatif fondé sur une propriété sociale et temporaire prôné par notre prophète, il ne semble (heureusement) ni pour demain ni pour après-demain. Comme le disait théoricien politique marxiste Fredric Jameson :

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ».

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