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Des sciences du vivant aux sciences de gestion : quand la fiction littéraire fait avancer la recherche scientifique

John TennielWikimedia
Alice joue au croquet avec un flamant rose et un hérisson.

Lorsqu’on évoque la fiction littéraire, on la distingue à première vue de la recherche de la vérité. En effet, il est d’usage de présenter les sciences et les lettres comme deux champs disciplinaires bien distincts.

D’un côté, la démarche scientifique s’appuie sur des protocoles et des expériences, elle engage des savoirs et vise l’objectivité dans la construction de systèmes collectifs de représentations. D’un autre côté, la littérature apparaît comme une pratique d’ordre esthétique, un champ qui revendique la subjectivité de l’auteur dans l’élaboration d’une pensée.

Le philosophe Philippe Sabot le reconnaît lui-même : « il ne va pas de soi du tout que la littérature ait vocation à connaître ou à faire connaître quoi que ce soit. » Ainsi, certains écrivains « s’attachent d’abord et avant tout à écrire » pour écrire tandis que d’autres souhaitent « divertir leurs lecteurs […] pour les détourner un instant de la réalité du monde et de leurs préoccupations quotidiennes en les faisant entrer dans un monde fictif ou poétique. » Pourtant, l’histoire des sciences du vivant, des sciences de l’homme ou des sciences de gestion a été régulièrement ponctuée par l’incursion de fictions littéraires capables de donner une dimension nouvelle à certains phénomènes. Dès lors, que peuvent apporter les œuvres fictionnelles à la recherche scientifique ?

Quand « Alice au pays des merveilles » éclaire les sciences du vivant

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, un personnage devenu emblématique défraie la chronique : Didier Raoult, professeur de maladies infectieuses et directeur de l’IHU (Institut Hospitalo-Universitaire) de Marseille.

Parmi ses prises de position l’infectiologue a notamment fustigé l’usage des big data comme éléments de preuve de l’inefficacité du traitement à l’hydroxychloroquine. Pour cet empiriste convaincu, la compréhension du réel passe d’abord par l’observation et par l’expérience et non par la manipulation de grandes bases de données complètement disparates.

En revanche, il défend l’usage des humanités et notamment de la littérature pour mieux comprendre certains phénomènes biologiques. Dans son dernier ouvrage, le professeur marseillais revient en particulier sur la façon dont Les Aventures d’Alice au pays des merveilles permettent de faire avancer la science. En s’appuyant sur un article qu’il a rédigé en 2016, il présente les conséquences de la transposition de ce roman dans le domaine des sciences du vivant. Grâce à une analogie, il développe ce qu’il appelle la « théorie du croquet vivant d’Alice ». Voici ce qu’il écrit :

« Alice joue au croquet, mais le bâton du croquet est un flamant rose et la boule, un hérisson. Trois êtres vivants dont les objectifs sont imprévisibles. Le flamant rose tourne la tête à droite ou à gauche, le hérisson se met en boule ou pas, leurs réactions sont trop variables pour qu’Alice puisse les deviner, donc la chance que le bâton frappe la boule et l’envoie sous l’arceau est proche de zéro. »

Le professeur Raoult s’appuie notamment sur cette analogie « pour montrer que nous ne comprenons pas l’évolution de la résistance aux antibiotiques, parce qu’il ne s’agit pas de deux objets inertes manipulés par les humains, mais de trois dynamiques qui ont leur propre mode évolutif. » Sa théorie s’applique plus largement à l’impossibilité de prédire l’avenir lorsque des êtres vivants sont concernés, en particulier des êtres humains. En somme, Alice devient un moyen pour Raoult de mettre en lumière le caractère imprédictible du vivant.

Le recours aux analogies en sciences de gestion

Figure de style majeure en littérature, la métaphore permet d’extraire des structures et des outils conceptuels issus de certains champs disciplinaires pour les réutiliser dans d’autres contextes. En sciences de gestion, les professeurs Mikko Ketokivi, Saku Mantere et Joep Cornelissen ont appelé à raisonner par analogie pour faire progresser la théorie gestionnaire. En effet, la théorie des organisations a déjà recours à de nombreuses analogies pour transmettre de nouvelles idées ou pour rendre compréhensibles des sujets complexes ou abstraits.

Dans le même esprit, le théoricien britannique Gareth Morgan prône l’usage des métaphores afin de multiplier les angles d’approches et d’enrichir notre compréhension des phénomènes organisationnels. Il développe notamment son néologisme d’« imaginisation », qui désigne l’art de décoder les problèmes de l’organisation, un art où image et action ont un lien étroit pour mieux explorer les organisations dans leur complexité. Par conséquent, l’analogie devient une méthode comme une autre pour développer la recherche en management.

Dans un article précédent, nous avons proposé une analogie en nous appuyant sur la pièce de Molière Le Médecin malgré lui pour penser la bêtise dans les organisations. La pièce est devenue un moyen pour distinguer deux formes de bêtise susceptibles de survenir en entreprise. Il y a tout d’abord la bêtise première et essentielle de Sganarelle, l’ivrogne devenu médecin qui débite des absurdités. C’est aussi celle du manager inculte, ignorant et incompétent qui multiplie les bévues.

Cependant, l’esprit de la pièce porte plus largement sur une caricature cinglante des médecins du Grand Siècle. Cette fresque satirique est alors l’occasion de mettre en lumière une deuxième forme de bêtise beaucoup plus sournoise et pernicieuse. C’est celle de l’homme qui pense que l’intelligence est le meilleur moyen de ne pas être bête. Cette seconde forme de bêtise n’est pas sans rappeler le cas du « sale con » ou « asshole » décrit par Robert Sutton pour désigner tous ces managers toxiques et imbus d’eux-mêmes qui sévissent au cœur des organisations. Entre la satire de Molière et la diatribe « anti-sales cons » de Sutton, il n’y a qu’un pas.

Des pouvoirs de la littérature

Dans une certaine mesure, il apparaît finalement caduc d’opposer d’un côté les productions des scientifiques et de l’autre, celles des fabulistes. Comme le rappelle l’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati, « l’intérêt pour les interactions de la science et de la littérature n’est pas nouveau. » En effet, le De Rerum Natura du poète latin Lucrèce n’est rien d’autre qu’un poème scientifique, une rencontre saisissante entre le langage poétique et les sciences physiques. La forme poétique est ici la meilleure façon de rendre intelligible un sujet difficile d’accès.

Pour Bernard Roukhomovsky, maître de conférences en littérature française à l’Université Grenoble Alpes, « Lucrèce inaugure la lignée de ces « passeurs » qui, de la révolution scientifique à la construction d’une modernité littéraire […] ne cessent de faire le lien entre culture scientifique et discours littéraire. » Dans le même esprit, Frédérique Aït-Touati rend un hommage au philosophe Michel Serres qui a « éclairé de nombreux aspects du développement parallèle des œuvres scientifiques, philosophiques et littéraires, faisant [notamment] du XVIIe siècle l’un des « passages » privilégiés entre les sciences de l’homme et les sciences exactes. Ainsi, dans Feux et signaux de brume, il affirme fortement la nécessité de dépasser les barrières posées entre la science et la littérature. »

Ghislain Deslandes : La haine de la littérature (Xerfi Canal, 2020).

En somme, la transposition des fictions littéraires dans le champ scientifique ou le recours aux formes poétiques en sciences font partie des stratégies essentielles pour expliquer de nombreux phénomènes. Si le professeur Raoult a choisi de convoquer Alice au pays des merveilles pour souligner l’imprévisibilité du vivant, c’est pour rendre compte avec subtilité de processus complexes, difficiles à saisir autrement que par la voie littéraire. Depuis Lucrèce jusqu’à Raoult, la littérature s’est donc toujours présentée comme une source de savoirs inépuisables.

Laissons les derniers mots à William Marx, professeur au Collège de France, qui précise dans La haine de la littérature que malgré les attaques dont elles font l’objet, « les œuvres littéraires n’en continuent pas moins à parler avec autorité, à dire une vérité, à proposer des modèles éthiques, à exprimer la volonté et les opinions des individus et des peuples. Elles parlent du monde, des hommes, des dieux, de la politique, du cœur et des sentiments, des souvenirs et du futur, de ce qui n’eut et n’aura jamais lieu, de ce qui pourrait tout de même advenir. […] Sans légitimité, sans méthode, sans façon. »


Article réalisé sous la supervision de Ghislain Deslandes, philosophe et professeur à ESCP Business School.

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