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Déwé Gorodey : l’héritage d’une figure majeure de Nouvelle-Calédonie

Déwé Gorodey, alors en charge de la condition féminine au gouvernement. Marguerite Poigoune / NC la 1ère

L’hiver 2023 en Nouvelle-Calédonie a été marqué par des événements significatifs, dont la visite d’Emmanuel Macron, ravivant l’attention sur la situation politique de la région. L’avenir de cette collectivité française d’outre-mer reste incertain après un troisième référendum contesté par les indépendantistes en décembre 2021.

Cette actualité géopolitique nous offre l’occasion d’explorer la vie et l’héritage de Déwé Gorodé ou Gorodey, une figure éminente de la Nouvelle-Calédonie, écrivaine et femme politique, disparue il y a un an.

Déwé Gorodey, ayant occupé des postes gouvernementaux, notamment ceux de la culture, de la condition féminine et de la citoyenneté, a acquis une influence politique significative en Nouvelle-Calédonie. Parallèlement, en tant qu’écrivaine, elle a contribué à l’épanouissement de la littérature kanak en Nouvelle-Calédonie et au sein du monde francophone, sous le nom de Déwé Gorodé, comme le souligne le journaliste des Nouvelles Calédoniennes Yann Mainguet :

« Quand la femme politique se transforme en auteure, Déwé Gorodey abandonne une lettre pour devenir Déwé Gorodé. »

Déwé Gorodé a grandi imprégnée de la culture française et des récits de sa famille kanak, notamment de son père écrivain. Son éducation politique a été influencée par ses études en France, juste après mai 68, où elle s’est inspirée des luttes étudiantes et des idées de la négritude et de Karl Marx, la motivant à s’engager contre les inégalités en Nouvelle-Calédonie. Deux causes en particulier ont revêtu une considérable importance à ses yeux : l’identité kanake et la défense des femmes.

Quête de reconnaissance de l’identité kanak

Déwé Gorodey a été une figure influente du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie. Son engagement pour l’indépendance s’est manifesté par sa participation aux Foulards rouges dès 1973, puis au Parti de Libération Kanak (Palika) en 1976, qui a rejoint le Front de libération nationale kanak et socialiste en 1984.

Elle a d’ailleurs été emprisonnée au Camp-Est en 1974 et 1977 pour ses activités politiques. Son combat était motivé par la quête de la reconnaissance de l’identité kanak, incluant la préservation des langues indigènes, qu’elle a promue une fois au gouvernement, avec la mise en place de l’Académie des Langues kanakes.

Son œuvre littéraire, intrinsèquement liée à son engagement politique, a d’abord pris la forme de poèmes engagés, écrits lors de son incarcération au Camp-Est, regroupés en 1985 dans le recueil Sous les cendres des conques. Cet ouvrage, ainsi que ses autres recueils de poésie et récits fictifs, défendent la cause kanak dans les idées énoncées, mais aussi dans le style de l’auteure : elle entrelace son écriture en langue française de termes paicî, sa langue maternelle. Ses écrits ont un impact significatif pour la littérature francophone océanienne, car comme l’indique Virginie Soula, Maître de conférences à l’Université de Nouvelle-Calédonie :

« [Déwé Gorodé est] d’abord le premier écrivain kanak […] elle est la première à se lancer dans une carrière littéraire […] de manière pleinement assumée. »

Cependant, l’auteure a toujours cherché à dépeindre la réalité de la société telle qu’elle est, en opposition à ce qu’elle juge comme « une prostitution et une folklorisation de la culture kanak » d’après les termes de Patrice Godin, anthropologue. Ses nouvelles et romans offrent des récits sans embellissement, reflétant les expériences de son peuple, comme illustré dans des œuvres telles que Tâdo, Tâdo, wéé ! ou « No more baby ». Ce roman met en scène le personnage de Tâdo, femme kanak qui s’engage activement dans les mouvements indépendantistes, tout en luttant pour trouver sa place au sein d’une société profondément patriarcale, parfois au prix de sacrifices personnels. Tâdo est l’un des nombreux exemples de figures féminines courageuses auxquelles Déwé Gorodé veut rendre hommage.

Un combat pour les femmes

L’écrivaine a été une voix importante pour la cause féministe. Ses écrits ont mis en avant des femmes luttant contre la colonisation et la violence perpétrée par les hommes. Son premier roman, L’Épave, publié en 2005, traite de manière poignante de la violence sexuelle. En choisissant des femmes abusées et soumises comme protagonistes, cette œuvre a eu un impact sur la prise de conscience des violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie, comme le signale Raylene Ramsay, chercheure à l’université d’Auckland. En effet, selon l’étude menée en 2002-2003 par les chercheures Christine Hamelin et Christine Salomon à l’Inserm de Saint-Maurice, il est très rare que les femmes kanak ayant déclaré avoir subi une agression sexuelle le signalent à la police.

En tant que femme politique, Déwé Gorodey a œuvré activement pour éliminer les problèmes qu’elle a dénoncés dans ses écrits. Elle a soutenu la sensibilisation aux violences faites aux femmes, réalisée par Salomon et Hamelin, plaidé pour une meilleure représentation politique des femmes, et cherché à surmonter les obstacles liés à la coutume dans le cadre de sa collaboration avec le Sénat coutumier. Cette institution, composée uniquement d’hommes, créée suite à l’Accord de Nouméa, est un vestige des usages patriarcaux de la société kanak. Malgré les défis rencontrés, le Sénat coutumier a récemment montré des signes d’évolution vers un engagement en faveur des femmes. Tout au long de sa vie, Déwé Gorodé/Gorodey a eu un impact significatif sur la société kanak et calédonienne, ce qui lui a valu d’être nommée Chevalier des Arts et des Lettres.

Vers l’apaisement

Bien qu’indépendantiste convaincue, Déwé Gorodey a été en faveur de l’unité après les Accords de Matignon-Oudinot en 1988 et de Nouméa en 1998. Elle a contribué à transformer la date du 24 septembre, jour de deuil pour les Kanaks en raison de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par les Français en 1853, en une journée de célébration et de partage entre les communautés, rebaptisée « journée » ou « fête de la citoyenneté » depuis 2014.

Elle a joué un rôle actif dans la création du Salon International du Livre océanien (SILO) en 2003, cherchant à rapprocher les différentes communautés de Nouvelle-Calédonie. De même, son écriture est devenue plus ouverte à l’Autre, illustrée par sa collaboration avec d’autres auteurs. Elle a ainsi écrit avec Nicolas Kurtovitch, écrivain calédonien d’origine européenne, l’ouvrage Dire le vrai en 1997, soit un an avant la signature de l’Accord de Nouméa, comme le signale Hamid Mokkadem, professeur agrégé de philosophie en Nouvelle-Calédonie.

Ce modèle de collaboration s’est reproduit avec Imasango, auteure métissée, pour Se donner le pays. Paroles jumelles, publié en 2016. L’un des derniers poèmes de ce livre, « L’accord de Nouméa », se conclut de manière positive quant à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, comme le montrent les deux derniers vers :

« d’un pays de dialogue aux couleurs arc-en-ciel
d’un seul peuple en devenir sur les sentiers de la paix »

Ces mots reflètent son optimisme à l’approche du premier référendum d’autodétermination en 2018.

Un an après la disparition de Déwé Gorodé, que peut-on dire de son héritage ? Bien que ses aspirations à l’indépendance et à l’unité n’aient pas été pleinement réalisées de son vivant, son influence demeure considérable. Elle a joué un rôle majeur dans la promotion de la culture kanak, officiellement reconnue par l’État français grâce aux Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, comme en témoigne le discours d’Emmanuel Macron à Nouméa en juillet 2023. Son plaidoyer contre les non-dits et son engagement en faveur des droits des femmes, bien avant l’émergence du mouvement #MeToo, attestent de sa pertinence et de son dévouement pour la justice et la réconciliation, des valeurs toujours cruciales pour la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui.

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