Menu Close

Directive CSRD : un nouveau paradigme pour l’entreprise ?

La directive CSRD, entrée en vigueur au 1er janvier 2024, impose de nouvelles exigences mentions au sein des rapports de gestion des plus grandes entreprises. Shutterstock

La directive n°2022/2464 du 14 décembre 2022, dite CSRD (Corporate sustainibility reporting directive) fait ses débuts. Elle a été transposée en droit français le 7 décembre 2023 par la publication au journal officiel de l’ordonnance n°2023-1142. Entrée en vigueur le 1er janvier 2024 pour concerner, à terme (pour l’exercice comptable 2028) quelque 50 000 entreprises européennes, contre 12 000 pour la Non Financial Reporting Directive de 2014 dont elle prend le relais, la CSRD pose une obligation pour les sociétés entrant dans son champ d’application de faire apparaître un rapport de durabilité détaillé au sein de leur rapport de gestion. Cela s’opèrera sur support dématérialisé avec emploi d’un format électronique standardisé.

Les entreprises concernées devront le fonder sur douze standards européens dits ESRS (pour European Sustainability Reporting Standards), dont deux transverses. Cinq concernent l’environnement, quatre des dimensions sociales, un la gouvernance. Pour chaque norme ESRS, le principe de double matérialité (la « double importance relative » dit la directive) devra être appliqué. Il s’agira de faire état des impacts matériels de l’activité de l’entreprise sur l’environnement et la société (« impact materiality ») mais aussi, réciproquement, des conséquences matérielles qu’ont les évolutions de cet environnement sur son activité (« financial materiality »).

Le reporting de durabilité exigé par la CSRD, qui constitue l’une des pièces du Pacte vert européen, va obliger les dirigeants à détailler la structure de gouvernance mise en place sur les sujets de durabilité et à impliquer leurs parties prenantes internes et externes. Dans cette démarche, il y aurait ainsi beaucoup à attendre de la constitution d’un comité des parties prenantes, de même que des comités de mission instaurés dans les sociétés à mission par la Loi Pacte de 2019. Ces deux structures représentent une nouvelle forme de gouvernance qui incite à relever de nouveaux défis.

L’entreprise, pas qu’un « nœud de contrats »

Historiquement, les réflexions sur la gouvernance ont pris leur essor dans les années 30 aux États-Unis avec les travaux d’Adolf Berle, juriste, et Gardiner Means, économiste. Ceux-ci soulignaient un point d’achoppement dans la théorie économique néo-classique de l’entreprise : le modèle conduit à un optimum social dans la mesure où le producteur-propriétaire agit dans son intérêt et cherche à maximiser son profit ; or, dans les faits, ce ne sont pas les actionnaires mais les managers, animés par des intérêts autres, qui sont aux commandes.

Parmi d’autres, cette réflexion a été poursuivie par Ronald Coase puis par Michael Jensen et William Meckling en 1976. Avec eux, l’entreprise jadis considérée comme une « boite noire » est perçue comme un « nœud de contrats », dans lequel les actionnaires contrôlent l’activité des dirigeants. Pour un auteur comme Henry Manne, cela se fait notamment par la pression exercée par la menace des OPA. Les enjeux sociétaux actuels de développement durable rebattent les cartes et il s’agit désormais de prendre en compte les attentes de l’ensemble des parties prenantes et pas uniquement celles des actionnaires.

Michael Jensen, qui avec William Meckling a théorisé l’entreprise comme « nœud de contrats ». Wake Forest Law Review Business Law Symposium 2013/Flickr, CC BY-NC-ND

Dans les normes ESRS, les parties prenantes prennent deux formes. Tout d’abord, les parties prenantes impactées positivement ou négativement par les relations commerciales directes ou indirectes tout au long de la chaîne de valeur de l’entreprise. Ensuite, les utilisateurs des rapports de durabilité. Dans le cadre de l’analyse de double matérialité, l’Efrag, qui édicte les normes ESRS, recommande un dialogue approfondi avec chacune des parties prenantes afin de les impliquer dans l’analyse des impacts, risques et opportunités autour des questions de durabilité.

Serait-ce ainsi la fin de l’école de Chicago incarnée par les auteurs que nous mentionnions précédemment ? Il est vrai qu’une structure de gouvernance uniquement actionnariale « rend aveugle aux enjeux climatiques » comme l’expliquait récemment dans les colonnes du Monde Bertrand Valiorgue, professeur à l’EM Lyon. Un modèle de gouvernance alternatif prenant en compte les attentes des différentes parties prenantes avait déjà été décrit par Edward Freeman en 1983. À l’époque des premiers grands boycotts citoyens contre des produits ne respectant pas certaines normes sociales ou environnementales, il devenait pour lui absurde de ne voir dans l’entreprise qu’une organisation fermée sur elle-même. Il serait plus juste de la représenter dans ses interactions avec une myriade d’entités hétérogènes, salariés, consommateurs, activistes, responsables politiques…

Rendre visible ce qui est invisible

Une structure de gouvernance élargie signifie de nouvelles formes de prises de décision et des changements d’horizons : le passage d’un pilotage financier à court terme à une vision globale et durable intégrant les impacts environnementaux et sociaux des activités de l’entreprise.

Depuis l’école de Chicago, les financiers ont toujours appris à piloter à court terme par la marge (recherche de la meilleure profitabilité des ventes) et par le cash (optimisation du bas de bilan). Historiquement, leur raisonnement établit une corrélation étroite et positive entre risque et rendement. Dans ce cadre, l’allocation des ressources financières est motivée par la recherche d’un retour sur investissement, d’où le célèbre adage financier dont on prête l’origine au chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt en 1974 :

« Les investissements d’aujourd’hui sont les profits de demain. »

Façonné pendant les trente Glorieuses, ce raisonnement va-t-il devoir être revu à l’heure de l’anthropocène, du réchauffement climatique et des risques systémiques générés par les activités humaines ?

« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément », disait Albert Einstein.

Cette célèbre formule s’applique assez bien à ce qui jusqu’à présent n’apparaissait pas au bilan des entreprises tout en représentant néanmoins les deux tiers de leur valeur, à savoir l’immatériel. Selon une étude de BPI France, « les entreprises qui investissent dans l’immatériel sont plus innovantes, plus confiantes en l’avenir, croissent plus vite et créent davantage d’emplois ». Ce « capital gazeux », tel que le nomment Alan Fustec, directeur d’un cabinet de conseil, et Bernard Marois, professeur de finance à HEC, remet en cause la vision comptable actuelle dans laquelle le bilan d’une entreprise est perçu comme un stock de richesses accumulées de nature « solides » et « liquides ». Pour créer de la valeur, l’entreprise doit dépasser cette vision comptable restrictive en renforçant sa communication avec l’ensemble de ses parties prenantes, c.-à-d., renforcer son capital relationnel avec ses clients, ses fournisseurs, la gestion de son capital humain en motivant et impliquant ses salariés, optimiser la gestion de ses données (son capital structurel).

Dans ce cadre, l’adoption de la CSRD peut être perçue comme une opportunité d’implication des parties prenantes dans leurs analyses des sujets de durabilité. Ce défi nouveau est également porteur de difficultés que les équipes financières et RSE au sein des entreprises vont devoir relever en combinant leurs expertises dans le traitement de la data : financière d’un côté, extrafinancière (ESG) de l’autre.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now