Menu Close
Injection d'un spermatozoïde dans un ovule, l'une des techniques de procréation médicalement assistée. CNBP/Flickr, CC BY-SA

Don de sperme anonyme : la Cour européenne des droits de l’homme va-t-elle bousculer la France ?

Aujourd’hui, les hommes qui donnent leur sperme en France gardent l’anonymat. Les femmes qui donnent leurs ovocytes, également. Et les couples qui donnent leurs embryons, aussi. Ainsi, le droit français refuse que les enfants nés de ces dons puissent, à l’âge de la majorité, connaître l’identité de leurs géniteurs. L'un de ces « enfants », Arthur Kermalvezen, âgé de 34 ans, vient d'ailleurs de raconter aux médias l'enquête quasi-policière qui lui a permis de retrouver, le 25 décembre 2017, l'homme à l'origine de sa conception.

La disposition en vigueur depuis les années 1970 pourrait pourtant céder, à terme, devant la justice européenne. La Cour européenne des droits de l’homme a en effet été saisie par Audrey Kermalvesen, une jeune femme conçue par une insémination avec donneur de sperme anonyme, qui est aussi l'épouse d'Arthur Kermalvesen. Les juges doivent se prononcer dans les prochaines semaines sur la recevabilité de sa demande. Dans un deuxième temps, ils diront si le principe d’anonymat des donneurs inscrit dans le droit français est compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme.

Le sujet revêt une importance d’autant plus grande qu’on débattra à partir du 18 janvier, à travers les Etats généraux de la bioéthique, d’un recours élargi à l’assistance médicale à la procréation (AMP), en vue de la révision de la loi de bioéthique, prévue pour 2019. Si l’ouverture de ces techniques aux couples de femmes et aux femmes célibataires est adoptée, il en résultera en effet une augmentation du nombre d’enfants dont la conception a impliqué le don d’un tiers.

L’effacement de l’intervention d’un tiers dans la conception

Dans le droit français, les principes du secret de la conception et de l’anonymat du don de gamètes (c’est-à-dire les spermatozoïdes ou les ovules) ou d’embryons se conjuguent afin de masquer la réalité des faits : l’intervention d’un tiers dans la conception de l’enfant. Les lois en vigueur font disparaître, lors de l’établissement de la filiation de l’enfant, toute trace de l’intervention du donneur voire des donneurs, lorsqu’il s’agit d’embryon.

Ces principes visent à laisser croire à la société en général, et à l’enfant en particulier, que ce dernier est génétiquement lié aux deux parents qui le déclarent à l’état civil. Dans les années 1970, cet arrangement avec la réalité a pu apparaître comme la meilleure solution du point de vue de l’intérêt de la famille. On y reviendra plus loin.

Cependant, une telle disposition prive l’enfant de toute possibilité d’accéder à sa véritable histoire. D’où la dénonciation, par de grands universitaires comme le professeur de droit privé Françoise Dekeuwer-Défossez d’un « état factice » pour l’enfant, ou par des magistrats de premier plan, comme Jean‑Dominique Sarcelet, magistrat honoraire à la Cour de cassation, d’un « mensonge d’état civil » (en 2009, dans le Recueil Dalloz).

Ce qu’on pourrait qualifier de « falsification légale » des origines s’avère lourd de conséquences, car l’état civil représente un élément majeur dans l’identité sociale d’une personne. L’extrait d’acte d’état civil permet notamment de connaître la nature charnelle ou adoptive du lien de filiation qui l’unit à ses parents. Aussi l’état civil, dès lors qu’il ne traduit pas la réalité des faits, entrave nécessairement le sujet dans la constitution de son identité.

Le principe de l’anonymat apparaît en décalage avec notre époque, marquée par une exigence de transparence et de traçabilité en tous domaines. Ainsi en 2012, Bernard Carayon, alors député, écrivait sur un tout autre sujet, la violation du secret des affaires : « le secret a mauvaise presse. Dans une société qui a érigé la transparence en vertu cardinale et où la sphère des secrets, qu’ils soient publics ou privés, s’est réduite comme peau de chagrin, une proposition visant à renforcer la protection du secret des affaires en étonnera sans doute certains, prompts à dénoncer tout secret comme liberticide ».

Un refus opposé par le Conseil d’État à une femme demandant des informations sur sa conception

Certains enfants nés de ces dons ont entrepris des démarches, une fois adultes, pour obtenir des informations sur leurs origines. Mais le 28 décembre 2017, le Conseil d'État a rejeté le pourvoi de Monsieur B. A. qui demandait à deux établissements de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) de lui communiquer « des documents relatifs au donneur de gamètes à l'origine de sa conception ». La plus haute juridiction administrative l'a, de plus, condamné à verser 3 000 euros à l'APHP.

Audrey Kermalvesen, avocate spécialisée en droit de la bioéthique, avait elle aussi saisi le Conseil d’État. Celui-ci avait refusé, le 12 novembre 2015, de faire droit à la demande de la jeune femme que lui soient communiquées certaines informations relatives au donneur à l’origine de sa conception.

La première raison invoquée par le Conseil d’État dans cette décision est « la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation ». Le simple énoncé de ce principe fait apparaître son caractère désuet. L’anonymat a pu, à la génération précédente, apparaître comme un moyen de protéger le parent infertile contre toute stigmatisation, réelle ou imaginaire, liée à sa stérilité. Le couple a pu également se sentir protégé de la menace de voir surgir sur le tard un donneur se revendiquant tout à coup comme un père. L’une et l’autre de ces craintes ont quasiment disparu. À présent, la distinction entre le fait biologique de l’engendrement et la filiation est un fait acquis.

Le risque d’une baisse des dons, argument utilitariste

Vue d’un ovule sur l’écran de contrôle, lors d’une ponction d’ovocyte réalisée chez une jeune femme dans une clinique de Sydney (Australie). CC BY-NC-SA

La deuxième raison invoquée par le Conseil d’État est « le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes ». Ce motif apparaît inacceptable, car il s’agit là d’un argument exclusivement utilitariste en ce qu’il a vocation à assurer le bon fonctionnement des services de l’AMP. S’il peut être compris comme relevant de l’attention portée aux couples en attente d’un don, il ignore l’intérêt de l’enfant ainsi conçu. De plus, les exemples étrangers de pays ayant levé l’anonymat, comme la Grande-Bretagne, démentent cette crainte.

Troisième et dernier argument du Conseil d’État : « le risque d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps ». En effet, l’anonymat des dons liés au corps humain, tels les dons d’organes ou de sang, relève d’une politique de solidarité collective et d’une éthique qu’il n’est pas question de remettre en cause. Mais les gamètes, a fortiori les embryons, se différencient des autres cellules ou organes. Une greffe de poumons va sauver la vie du receveur, le soigner, mais ne va pas changer son identité. S’agissant de cellules reproductives, de ce don va naître un nouvel individu dont une partie de la personnalité et des caractéristiques physiques sera déterminée par les gènes transmis.

La voix longtemps inaudible des enfants conçus avec un tiers donneur

La voix des enfants conçus par l’AMP avec un tiers donneur, devenus majeurs, est longtemps restée inaudible. Aujourd’hui, environ 70 000 individus sont nés en France d’un don de gamètes ou d’embryon, selon l’association Procréation médicalement anonyme, créée en 2004 pour obtenir le droit pour chacun d’accéder à ses origines. Ces dernières années, ces personnes ont clarifié leur demande, qui doit être entendue comme un élément central du débat. Elles affirment n’être à la recherche que de leur géniteur ou génitrice, c’est-à-dire d’une part de leur identité, et en aucune façon d’un père ou d’une mère.

Plus généralement, ces personnes dénoncent la violence à leur égard d’un système qui leur refuse l’accès à leur histoire, mais aussi à des données d’ordre génétique. À l’heure de la médecine prédictive, ne pas pouvoir interroger leur géniteur sur d’éventuelles pathologies héréditaires présentes chez lui ou dans sa famille – par exemple certaines prédispositions au cancer – les prive d’une chance de pouvoir prévenir des problèmes de santé importants.

De nombreux pays, par exemple la Suède, la Suisse ou le Royaume-Uni, ont supprimé l’anonymat des dons de gamètes. Les débats qui se tiendront à l’Assemblée nationale et au Sénat lors de la révision des lois de bioéthique devraient logiquement aborder la question de sa levée en France.

Si de ces débats ne ressortait aucune évolution de la loi, alors les recours en justice pourraient bien l’imposer. Certes le Conseil d’État, dans ses décisions de 2015 et de 2017, a conclu à la compatibilité du principe d’anonymat avec la Convention européenne des droits de l’homme. Mais sa jurisprudence apparaît en contradiction avec celle construite par la Cour européenne des droits de l’homme depuis le début de notre siècle. Laquelle reconnaît un droit à la connaissance de ses origines personnelles, y compris génétiques.

La Convention européenne des droits de l’homme protectrice d’un droit à l’identité

L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme énonce en effet que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

Avant d’être invoqué pour la première fois par une femme née d’un don de sperme, cet article a d’abord été invoqué par des personnes nées sous X, c’est-à-dire d’une mère ayant choisi de confier son enfant à l’adoption et de rester anonyme. Dans l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 13 février 2003 opposant Madame Pascale Odièvre à la France, la requérante, née sous X, alléguait une violation de l’article 8 pour s’être vue refuser par les juridictions françaises certains documents administratifs qui lui auraient permis d’accéder à des éléments identifiants sur ses parents de naissance. À cette occasion, la Cour de Strasbourg a rappelé que l’article 8 « protège un droit à l’identité » pour tout un chacun et considère celle des géniteurs comme un aspect important de cette identité. Cependant, la Cour n’est pas allée jusqu’à conclure que le droit français constituait une violation de l’article 8.

Tout d’abord, la Cour note que les États jouissent en ce domaine d’une certaine marge d’appréciation des intérêts en présence, à savoir ici la protection de la mère et de l’enfant – en évitant avortements ou abandons sauvages de nouveau-nés. Ensuite, la Cour souligne les efforts du législateur français qui « renforce la possibilité de lever le secret de l’identité », notamment par la création, en 2002, du Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP) dont la mission est de faciliter l’accès aux origines des enfants nés sous X.

L’affaire Odièvre n’est pas une décision isolée. Depuis, la Cour a réaffirmé à plusieurs reprises son approche de la reconnaissance des origines génétiques d’une personne en tant qu’élément important de sa vie privée. Citons notamment les arrêts Jäggi contre la Suisse du 3 juillet 2006, Pascaud contre la France du 16 juin 2011 ou Godelli contre l’Italie du 25 septembre 2012, tous rendus en faveur de personnes demandant à connaître leur ascendance.

Pour en revenir à l’affaire Audrey Kermalvesen, la requérante, ayant épuisé les voies de recours à l’échelle nationale, a saisi la Cour européenne. L’affaire est désormais inscrite sur le calendrier des affaires à juger. La décision concernant sa recevabilité devrait être connue d’ici quelques semaines. Les juges strasbourgeois se prononceront donc bientôt, pour la première fois, sur le fait que le principe d’anonymat des dons de gamètes respecte, ou non, la Convention des droits de l’homme. Sans préjuger de leur décision, on peut supposer, au regard de la jurisprudence dans les affaires d’enfants nés sous X, que la France sera condamnée. Car la nécessité de connaître ses origines génétiques reste la même, que leur ignorance tienne au fait être né sous X ou conçu par don de gamètes.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,400 academics and researchers from 4,911 institutions.

Register now