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Quatre hommes barbus s'expriment devant des micros
Younes Makhioun, le chef du parti salafiste égyptien Al-Nur, s’exprime lors d’une conférence de presse au Caire, le 28 janvier 2018. Mohamed El-Shahed/AFP

En Égypte et ailleurs, les multiples visages du salafisme

Le salafisme, qui préconise aux musulmans de vivre à l’image du Prophète et de ses compagnons, et qui repose sur un retour à la lettre du Coran et de la Sunna, a connu une diffusion spectaculaire au sein du monde sunnite au cours de ces dernières décennies. Au départ centré sur les normes de la vie quotidienne, il s’est progressivement rapproché du champ politique, notamment en Égypte, terre d’origine des Frères musulmans, avec lesquels le salafisme ne doit pas être confondu. C’est précisément en Égypte que Stéphane Lacroix, spécialiste reconnu de ce pays, professeur associé au CERI/Sciences Po et co-directeur de la Chaire d’Études sur le Fait Religieux de Sciences Po, a enquêté depuis 2010 pour les besoins d’un ouvrage appelé à faire date, « Le Crépuscule des Saints, Histoire et politique du salafisme en Égypte », qui vient de paraître aux éditions du CNRS. Nous vous proposons ici quelques extraits de l’introduction.

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En l’espace de quelques décennies, l’orthodoxie musulmane sunnite a changé de visage. C’est là le résultat de l’influence grandissante exercée dans le champ de l’islam par ce que l’on appelle le salafisme. Le terme, souvent mal compris, est revendiqué par des mouvements et individus aux positionnements politiques divers et parfois opposés, du loyalisme assumé des oulémas partenaires de la monarchie saoudienne au jihadisme sanglant de l’État islamique.

Tous néanmoins s’accordent sur une série de fondamentaux : prétention à incarner l’islam sunnite dans sa forme la plus stricte, excluant soufis et partisans de l’école théologique ash’arite qui prônait un rationalisme prudent et était restée dominante jusqu’au XXe siècle ; rejet inconditionnel des écoles non sunnites de l’islam, à commencer par le chiisme ; promotion de pratiques sociales et religieuses coulées dans une norme ultra-conservatrice, décrite comme héritée des premiers musulmans.

Au terme de ce qui s’est apparenté à une véritable révolution normative, ces fondamentaux en sont venus à constituer, pour un nombre croissant de musulmans, l’essence de la foi sunnite, même s’ils sont loin d’être toujours mis en œuvre par ceux qui les érigent en norme. Le salafisme semble avoir, en somme, pris l’ascendant dans la bataille des idées. Ce bouleversement est d’autant plus remarquable que, il y a à peine quelques décennies, ces interprétations étaient encore minoritaires parmi les croyants musulmans.

Les explications données à l’essor du salafisme ont souvent péché par une tendance à la monocausalité. On pointe beaucoup le rôle joué par le royaume d’Arabie saoudite, dont l’islam officiel se dit salafiste et qui se considère comme porteur d’une mission religieuse assumée. Il n’est ici nullement question de nier l’influence du prosélytisme saoudien, particulièrement depuis les années 1970 lorsque les revenus du pétrole ont donné au royaume les moyens de ses ambitions. Mais en se limitant à cette explication, on s’interdirait de comprendre pourquoi la greffe salafiste est parvenue à prendre, et pourquoi les effets s’en sont fait sentir plus fortement dans certains pays que dans d’autres.

Souligner le caractère transnational du « phénomène » salafiste ne doit pas en effet nous amener à occulter les dynamiques très localisées à l’œuvre dans son implantation et dans son essor. Il faut d’abord souligner le rôle qu’ont joué, dans chaque pays ou presque, des entrepreneurs religieux locaux mus par une authentique éthique de conviction. Le jeu des régimes leur a – plus ou moins volontairement – ouvert un espace. Les « logiques de champ », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, ont fait le reste. Cela n’a pas été sans conséquence sur la doctrine : partout, en dépit de sa prétention à représenter une essence intangible, le salafisme s’est adapté aux conditions de ses sociétés d’implantation, produisant des structures d’autorité locales plus en phase avec les réalités de celles-ci.

L’Égypte en est un cas d’étude particulièrement intéressant. D’abord parce que l’ouverture du champ politique au lendemain de la chute de Moubarak a permis de mesurer dans les urnes l’attrait (et, plus encore, la banalisation) du salafisme. La véritable surprise des premières élections libres qu’a connues le pays à l’automne 2011 n’est pas la place de tête remportée par les Frères musulmans, mais le très bon score du parti salafiste al-Nour, créé quelques mois plus tôt et arrivé second avec plus de 25 % des suffrages.

Surtout, la libéralisation du champ religieux rend alors visible une religiosité salafiste dont beaucoup, surtout parmi les élites, ne soupçonnaient pas l’ampleur. Il suffisait pourtant, en 2011, de questionner un échantillon de musulmans égyptiens pour en prendre la mesure : interrogés sur le soufisme et le culte des saints, une majorité d’enquêtés répondaient que tout cela était contraire à l’islam (tout en concédant parfois être allés à l’une de ces célébrations populaires ; interrogés sur la tenue vestimentaire « idéale » pour une femme, beaucoup se prononçaient pour le niqab (tout en reconnaissant souvent que leur femme, leur sœur ou leur fille ne le portait pas).

La plupart des enquêtés ne se définissaient pas comme salafistes et une majorité ne portait aucun signe extérieur de religiosité. Mais pour un grand nombre d’entre eux, sans qu’ils en aient souvent conscience, le salafisme incarnait la norme islamique sunnite. Tout porte à croire que, quelques décennies plus tôt, les réponses obtenues auraient été bien différentes.

Cette transformation est d’autant plus remarquable que l’Égypte a historiquement représenté l’un des bastions de ce que nous appelons ici « l’islam traditionnel sunnite », dont le fondement se situe dans cette « tradition sunnite tardive » (selon les termes de Jonathan Brown) dont l’hégémonie normative s’était étendue à la quasi-totalité du monde sunnite à partir de sa cristallisation au tournant du XIVe siècle.

Quand les salafistes sortent de l’isoloir (L’Effet Papillon, 3 avril 2021).

Par son attachement à la théologie ash’arite (et, plus à l’est, maturidite, l’une et l’autre étant proches), aux écoles canoniques de jurisprudence, et la tolérance plus ou moins marquée qu’il affiche à l’égard du soufisme, cet « islam traditionnel » se situe aux antipodes de tout ce que le salafisme entend promouvoir. Au Caire, il s’incarne dans la prestigieuse et millénaire mosquée-université al-Azhar, qui en a longtemps constitué l’un des principaux points de rayonnement à l’échelle mondiale avant d’être elle-même gagnée par l’influence des sous-courants salafistes qui se sont développés en son sein (quoique sans jamais en ébranler le sommet). Comment expliquer dès lors qu’en Égypte, en l’espace de quelques décennies, un changement religieux aussi profond ait pu se produire ?

C’est la première question à laquelle s’attelle cet ouvrage, en proposant une socio-histoire du salafisme égyptien s’étendant sur le temps long, depuis son émergence organisée dans les cercles savants du Caire des années 1920 jusqu’à la période la plus récente. Il s’agira d’étudier, de manière diachronique, les transformations de la normativité islamique dans l’Égypte du XXe et du début du XXIe siècle, en portant le regard sur les acteurs individuels et collectifs à l’origine de ces transformations et sur les contextes politiques et sociaux dans lesquels ils ont opéré. […]

Ce travail est traversé par un second questionnement qui lui sert de fil rouge : comment penser la relation que le salafisme – cette fois plus seulement comme discours ou vision du monde, mais comme mouvance agissante – entretient avec le politique ?

La position de l’essentiel des salafistes égyptiens est certes relativement claire jusqu’aux années 1970 : elle consiste en un évitement de la chose politique complété, chaque fois que nécessaire, par de bruyantes déclarations d’allégeance aux autorités en place, quelles qu’elles soient. Cette position s’est néanmoins complexifiée depuis, lorsque le salafisme a commencé à subir les influences des mouvances islamiques concurrentes.

La naissance à la fin des années 1970 du premier mouvement social organisé se réclamant du salafisme, la Prédication salafiste, marque en ce sens une rupture. Plus de trente ans plus tard, ce même mouvement entrera dans l’Histoire en engendrant le parti al-Nour, seconde force politique du premier parlement démocratiquement élu de l’Égypte post-révolutionnaire.

Cet extrait est issu de « Le Crépuscule des Saints, Histoire et politique du salafisme en Égypte », de Stéphane Lacroix, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.

Contre l’avis de ceux qui voudraient voir dans ces péripéties autant de revirements doctrinaux, cet ouvrage cherchera à décrypter la « grammaire » du salafisme égyptien, seule à même d’expliciter la logique des choix politiques faits par ses acteurs. Cette lecture « grammaticale » montrera aussi que le salafisme, devenu quasi hégémonique en tant que norme religieuse, peut aisément échapper à ceux qui s’en voudraient les promoteurs « grammaticaux » légitimes.

L’ouvrage se conclura ainsi sur le « salafisme révolutionnaire » de Hazim Abu Isma’il, cheikh salafiste au style populiste, véritable « ovni » politique et éphémère candidat à l’élection présidentielle de 2012 qui, étant parvenu à unir autour de lui un mouvement de soutien massif, avait un temps été pressenti pour l’emporter. Les évolutions postérieures à 2011 permettent en somme de mesurer les effets paradoxaux de la « victoire » religieuse du salafisme : devenu norme, il est voué à être réapproprié par autant d’acteurs qui en contestent le sens ; cette concurrence accrue accompagne sa politisation, qui vient remettre en cause sa prétention à la pureté doctrinale. C’est tout cela qui pourrait expliquer le reflux, certes encore très relatif, du salafisme en Égypte dans la période la plus récente.

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