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Esclavage et (dé)colonisation muséale : comment dépassionner le débat ?

Statues du palais royal d'Abomey que le président français Emmanuel Macron a décidé récemment de restituer au Bénin. Elles font partie d'un lot de 26 œuvres qui devraient être restituées à la suite des réclamations répétées du gouvernement du Bénin et du rapport Bénédicte Savoy-Felwine Sarr. Flickr / Jean-Pierre Dalbéra, CC BY-SA

L’actualité de ces derniers mois est riche d’évènements « décoloniaux ». En France, la presse s’est largement fait l’écho du rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain dit « Savoy-Sarr ». En Belgique, début décembre 2018, a eu lieu la réouverture de ce qui était encore conçu comme le « dernier musée colonial » au monde, l’Africa Museum de Tervuren. Ils ont été le lieu de débats médiatiques où se sont opposés des arguments parfois simplificateurs.

Le droit des Africains de voir une partie de leur patrimoine revenir chez eux et le devoir que nous avons de reconnaître qu’une partie de ces collections ne sont plus légitimes dans nos musées ne peuvent pas souffrir d’une telle situation. Je voudrais montrer ici que la nature caricaturale de ce débat ne peut que déboucher sur des incompréhensions et des frustrations. In fine, si les intentions des « décoloniaux » sont légitimes, certaines méthodes et arguments sont cependant fallacieux.

L’excuse des rois esclavagistes du Dahomey dans le droit de conquête

Ce rapport Savoy-Sarr n’a pas pour objet d’être un travail exhaustif sur la conquête du Dahomey, ce que l’on comprend fort bien. Mais c’est pourtant par son œuvre de réduction historique qu’il prête le flanc à la critique. Behanzin (l’avant-dernier roi du Dahomey, détrôné par la colonisation) y est présenté comme un martyr humilié dans le sang, marquant avec sa chute la fin d’un royaume multiséculaire dont on ne dit rien de plus. Pour les adversaires du rapport, il suffit de répondre comme l’a fait Yves-Bernard Debie que Behanzin était un esclavagiste et que Dodds a sauvé les objets du palais royal qui était en proie à l’incendie provoqué par le roi en fuite. Dans cette optique, si la colonne militaire française a mis fin aux exactions d’un esclavagiste et a sauvé ces statues d’un incendie, alors, la France en est la légitime propriétaire. Il s’agit, point pour point, des arguments employés en faveur du colonialisme au XIXe siècle. On peut difficilement tenir ce genre de raisonnement et se plaindre ensuite que certains militants qualifient ce genre de propos de « néo-coloniaux ».

La réalité historique est plus contrastée que ces deux visions idéalisées : Behanzin était bien un roi esclavagiste, comme ses prédécesseurs, et comme son successeur Agoli-Agbo. Mais reprendre le mythe colonial de l’abolition esclavagiste grâce à la conquête est pourtant une lourde erreur. Si certains administrateurs coloniaux étaient sincères dans leurs luttes anti-esclavagistes, il ne faut pas se leurrer sur l’entreprise coloniale pour autant.

France, Dahomey, État indépendant du Congo : un triangle de trafic d’humains

En 1892, soit deux ans avant la colonisation du Dahomey et sur fond de découpe des territoires coloniaux, la France et l’Allemagne s’empoignent autour de la vente d’armes à feu par l’Allemagne à Behanzin. Les Allemands recevaient notamment en paiement des esclaves qu’ils transportaient alors au Congo Belge, où la main d’œuvre manquait. Lors de la conquête militaire, la colonne française s’est retrouvée sous le feu d’un canon pris à la France en 1870 et mis en service par trois Allemands et un Belge.

Archive numérisée du fonds colonial béninois portant sur la traite des esclaves 1E16 1896 03 12. Extrait d’un courrier numéro 34 daté du 12 mars 1896 de l’adjoint des Affaires indigènes de Porto-Novo à destination du chef de service des Affaires politiques à Cotonou.

Dans les premières années de la colonisation, notamment en 1896 comme on le voit sur cette archive, les administrateurs français ont la surprise de voir débarquer au Dahomey des anciens esclaves capturés par Behanzin et envoyés au « Congo Belge », à l’époque propriété du roi Léopold II où ils récoltaient cristal de roche et caoutchouc. Des compagnies allemandes installées à Ouidah servaient d’intermédiaires entre Behanzin et le Congo Belge, et ramenaient les ex-esclaves devenus travailleurs forcés au bout de leur contrat de cinq ans.

Les Français se voulaient les champions de la lutte anti-esclavagiste, c’est ainsi qu’ils justifiaient la colonisation du Dahomey. Est-ce suffisant pour dire que la France aurait réussi son objectif colonial et devrait en être félicitée ? Ce n’est pas l’avis du marchand Cyprien Fabre dont l’un des principaux comptoirs était installé à Ouidah. Ce dernier déplorait en 1897 dans un courrier destiné au ministre des Colonies et intitulé « crochages d’hommes » ceci :

« À toutes les calamités qui frappent le Dahomey […] sont venues s’ajouter des mesures cruelles, prise par les Autorités, pour lever de force un millier de noirs […]. On a fait une véritable chasse humaine, des populations entières ont été enchaînées, tourmentées, mourant en partie sur la plage sous les mauvais traitements ; jamais pareil spectacle ne nous avait été donné, même par Behanzin quand il trafiquait du bétail humain avec le Congo Belge ! »

L’entreprise de Fabre, qui faisait commerce d’huile de palme depuis le milieu du XIXe siècle à Ouidah. Son comptoir y faisait également office de vice-consulat de France. Mais jusque-là, Cyprien Fabre ne s’était pourtant pas vraiment ému du sort des milliers d’esclaves, principalement Yorubas, qui travaillaient dans les champs de palmier à huile du Dahomey.

Autour de l’histoire de la colonisation du Dahomey se joue en fait une histoire bien plus complexe que celle présentée récemment dans la presse. Elle est faite d’au moins trois pôles politiques prédateurs. Des administrateurs du Congo Belge de Léopold II qui « commandent » de la main-d’œuvre captive à des marchands allemands. Ces derniers les achètent à un roi africain, qui lui s’équipe alors en armes pour continuer ses conquêtes et aussi combattre contre la France dont on devine alors les intentions depuis le protectorat sur Porto-Novo. La France finira par attaquer le pays au nom de la lutte contre l’esclavage pour finalement en reproduire les pratiques. Simple, l’histoire des colonisations africaines ?

Sortir d’une lecture pigmentaire de l’histoire

Il ne s’agit pas d’exempter les puissances européennes de ces évènements, de nier que la colonisation était un rapport de domination imposé par le colon et un impérialisme violent qu’il faut malheureusement encore dénoncer en 2018 face à certaines tentatives de réhabilitation. Il n’est pas non plus question de nier que nos États actuels ont été aussi façonnés par le colonialisme.

Archive numérisée du fonds colonial béninois portant sur la traite des esclaves b160 1897, extrait d’une copie d’un courrier confidentiel de Cyprien Fabre adressé au ministre des Colonies françaises et daté du 6 mai 1897.

Il s’agit de reconnaître sa complexité et sortir, pour parler comme Ibrahima Thioub, d’une lecture pigmentaire, essentialisante et réductionniste de l’histoire, en particulier africaine.

L’entreprise coloniale s’est notamment appuyée sur les élites africaines, ainsi que sur des « clercs locaux », qui y voyaient alors un avantage. Le général Dodds était métis par ses deux parents ; à Ouidah, pour envahir Abomey, il a bénéficié de l’aide de bien des marchands locaux, afro-européens mais aussi Africains, comme Joseph Tovalou Quenum (le père du futur héros décolonial du même nom).

Rappeler ces faits n’est pas diluer la responsabilité des colons, pas plus qu’expliquer le parcours sociologique des djihadistes ne revient à excuser leurs actes. C’est même tout le contraire.

Affirmer le rôle de ces Africains dans ces processus, c’est participer à leur donner un pouvoir d’action sur les évènements de l’histoire, en particulier dans les années qui précèdent le colonialisme.

C’est mettre fin à une vision colonialiste de passivité, mais c’est aussi éviter l’écueil miroir qui, ne mettant en avant que systématiquement les révoltes, en fait des héros et des surhommes. C’est sortir du dualisme de la colonisation qui n’opposerait que des visions misérabilistes ou héroïques, en rendant leur complexité aux sociétés africaines et en affirmant dans le même mouvement leur pleine humanité.

Décoloniser le décolonialisme

De nombreux universitaires qu’on aura beaucoup de mal à qualifier de « pro colonialisme » se sont montrés très critiques de l’approche postcoloniale : Frederik Cooper pour les États-Unis, Bayart ou Amselle en France, même le philosophe Camerounais Mbeme dans ce qu’il qualifiait de « veau d’or » du postcolonialisme.

Leur principale critique est la tendance à la réduction historique de ces populations au moment colonial. Le colonialisme y est de plus affranchi tout dynamisme social ou historique. Le décolonialisme tire aussi sa force politique dans l’Afrocentrisme, version inversée du nationalisme occidental, qui, comme lui, pratique le même révisionnisme historique et flirte parfois aussi avec l’antisémitisme.

Avec plusieurs dizaines d’années de retard sur les États-Unis et en ayant développé ses caractéristiques propres, les mutations politiques contemporaines du post-colonialisme dites « indigénistes » sont aujourd’hui très visibles dans nos universités européennes. Le Monde se faisait dernièrement l’écho des luttes sur fond de « race » au sein des universités françaises.

En Belgique, plusieurs courants de la mouvance décoloniale sont actifs à différents niveaux, dans les médias, des associations ou les universités. La plupart du temps, il n’y a pas de problème, mais dernièrement, un groupe organisait une conférence « Genocide Memorial Day » dont l’initiative revient à l’Islamic Human Right Commission, une organisation proche de l’islam iranien, organisatrice de la marche Al Quds et considérée par certains comme antisémite. Si, a priori, aucun propos problématique ne fut tenu à Bruxelles, on est néanmoins en droit de s’interroger sur ce type d’alliance dans lequel peuvent parfois tomber certains militants et qui déforce leurs propos légitimes.

Dieudonné Akati (à gauche) descendant de l’esclave Yoruba sculpteur du Gou, la statue aujourd’hui propriété du Quai Branly et exposée au musée du Louvre. À droite, Constant Legonou, assistant de recherche à Abomey. Samuel Lempereur, photo prise à Abomey le 22 mars 2014.

Il y a 180 000 objets dit « ethnographiques » à Tervuren et 70 000 au Quai Branly, la majorité sont entreposés dans des réserves. Il y a des milliers d’artistes en Afrique, traditionnels et contemporains. Il y a largement de quoi satisfaire tout le monde. On peut souhaiter voir le Bénin posséder un beau musée avec ses objets historiques.

Mais cette pensée militante qui se veut « décoloniale » ne fait parfois que recycler, en inversant leur valence, les arguments coloniaux : la réduction de caractéristiques diverses à un phénotype ; l’idée que l’Afrique ou les Noirs sont une unité essentialisée ; ou encore celle qui voudrait que les anciens objets soient plus dignes que les récents (point de vue commun chez les marchands d’art) et que l’essentiel du patrimoine africain est en Europe – pillé, ou sauvé, par les colons selon le point de vue –, idée issue en ligne droite du mythe colonial, par exemple chez Michel Leiris qui prétendait ainsi le sauver.

Les « post-coloniaux », et Felwine Sarr en fait assurément partie, on parfaitement raison de pointer ce qu’il reste de colonial dans les mentalités européennes, en particulier dans l’enseignement encore indigent à ce sujet. Mais ne faudrait-il pas commencer par décoloniser la pensée décoloniale, elle qui se prétend « une sociologie critique » et qui parfois manque à faire sa propre autocritique ?

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