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État d’urgence : le temps politique soumis au temps économique

Le temps passe… David Goehring/Flickr, CC BY

Pourquoi prolonger l’état d’urgence ? Pour protéger les Français, répond l’exécutif ; l’état d’urgence permet d’agir plus vite. Certes, mais agir plus vite, est-ce agir de manière durable, efficace ? S’installer dans l’urgence, n’est-ce pas au contraire, mettre en danger la République ? Remettre en cause le temps du débat critique qui est le cœur de la démocratie ? Il est temps de prendre le temps de réfléchir… au temps.

Les trois temps

Qu’est-ce que le temps ? Il existe au moins trois conceptions différentes. Tout d’abord, une définition philosophique du temps. Ou, plus exactement, une définition défendue par Aristote et qui a traversé toute la philosophie jusqu’à Sartre ; ce que Umberto Eco nomme le « causal ». Le temps est une succession où le moment précédent détermine le moment suivant. Le temps est alors une « structure de la possibilité » : mon futur dépend de mes décisions passées.

Ensuite, une définition écologique. Cette dernière est liée à notre système écologique qui se caractérise par deux éléments : le temps très long (la terre est née il y a 4,6 milliards d’années) et les cycles, de la lune, des saisons, du jour et de la nuit.

Enfin, une définition économique. Sous l’influence conjuguée de la science de la mesure et du développement du capitalisme, se développe un temps économique. Un temps que Marx qualifie de temps abstrait, un temps réifié, un temps qui n’a plus rien à voir avec les temporalités concrètes et diverses des peuples et des cultures, un temps qui sert à mesurer et à coordonner les activités de production et de consommation, le temps capitaliste.

L’urgence de l’émotion contre le temps de la réflexion critique

Or, plus la globalisation progresse, moins nous percevons le temps écologique. Hors travail ou dans le travail, on se retrouve souvent derrière des écrans, la frontière entre temps libre et contraint s’estompe ainsi sous un même tempo : celui de la connexion à des réseaux. Ceux-ci fonctionnent 24h sur 24, sept jours sur sept.

Le temps de sommeil, c’est-à-dire celui de la déconnexion totale, se réduit au profit d’un temps qui n’est plus le temps libre, le temps de repos, mais le temps actif : dans le travail ou hors du travail, il convient de développer des activités qui, pour la plupart, sont assujetties au système capitaliste : achat dans les centres commerciaux, consommation de loisirs, surfe sur Internet, etc.

Ainsi, le temps abstrait qui domine la société occidentale n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’une logique économique : exploiter toute activité pour qu’elle devienne source de profit. Or, cette logique conduit à réduire le temps au présent, à ne plus percevoir le temps causal cher au philosophe.

Geek breakfast. fsse8info/Flickr, CC BY-SA

Pour le dire autrement, le temps économique abstrait est « la fin de l’histoire » chère à Fukuyama : l’inscription définitive du capitalisme dans l’horizon de l’humanité. Mais le paradoxe est que cette fin de l’histoire ne s’accompagne pas d’un sentiment de sérénité, de calme. Au contraire, comme le souligne Harmut Rosa, nous n’avons jamais eu autant de stress. Nous n’avons jamais autant ressenti le sentiment de manquer de temps que dans nos sociétés où pourtant, objectivement, le temps hors travail (enfance, études, retraite, loisirs, etc.) n’a jamais été aussi conséquent dans la vie d’un être humain.

Pourquoi cette perception d’un temps qui manque, d’un temps après lequel il faut tout le temps courir, alors que le présent immuable règne ? C’est que, dit Harmut Rosa, tout s’accélère. Sur nos écrans : l’information circule plus vite, les innovations technologiques se succèdent à un rythme sans cesse plus rapide, les métiers apparaissent et disparaissent à une vitesse inégalée. Le temps présent n’est pas le temps calme, mais le temps de l’urgence.

Time is money. Tax Credits/Flickr, CC BY

Cette urgence – incarnée par le slogan « time is money » – supprime, dit Paul Virilio, le temps de la réflexion critique. La politique devient alors impossible et cède le pas à une gestion technocratique et technologique des questions sociales. Quand le temps devient de l’argent, le pouvoir s’incarne dans la vitesse. Le pouvoir n’est plus dans la réflexion mais dans la capacité à connecter rapidement les émotions.

L’urgence c’est la peur

Ainsi, en prolongeant l’état d’urgence, l’exécutif tente de répondre à l’angoisse des citoyens. Mais se rend-il compte qu’en prolongeant cet état d’exception justifié par un danger imminent, il donne des raisons objectives de nourrir la peur des habitants de ce pays ? Or, faire peur n’est-ce pas le but du terrorisme ?

Surtout, en soumettant le temps politique à l’urgence qui caractérise le temps économique, le gouvernement soumet la république au Dieu argent. Le combat des Dieux, celui du capitalisme contre celui du fanatisme peut alors avoir lieu. Il n’est pas sûr que l’un des deux puisse triompher. Il est sûr que la démocratie ait tout à perdre à ce combat divin. La démocratie est autonomie : ce sont les hommes qui doivent débattre des lois qui les gouvernent et non des croyants qui observent, impuissants et apeurés, le combat des Dieux. Le débat demande du temps, une réflexion sur le passé et une projection dans l’avenir. Le combat exige l’urgence de rendre coups pour coups. Choisir l’urgence de la guerre contre le terrorisme, c’est perdre la bataille du temps de la réflexion démocratique.

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