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Éthiopie, le prix politique du développement à marche forcée

Le marathonien Feyisa Lilesa a médiatisé la cause oromo en levant les mains en croix lors de son arrivée au marathon des Jeux olympiques de Rio en août 2016. Olivier Morin/AFP

Depuis deux ans, les populations oromo et amhara, qui représenteraient 60 % des 100 millions d’Éthiopiens, contestent le pouvoir en place dominé par les Tigréens (6 % de la population). Les manifestations auraient fait plusieurs centaines de morts et des milliers d’arrestations.

Les troubles ont éclaté après le choix du gouvernement de toucher aux questions agraires (la terre est propriété de l’État en Éthiopie). En mai 2014, l’administration de la capitale Addis-Abeba a annoncé son plan d’expansion urbaine (master plan) qui projette d’intégrer plusieurs municipalités voisines et donc d’empiéter sur la région Oromo. Les mobilisations se sont rapidement multipliées provoquant des milliers d’arrestations et des centaines de morts. Le marathonien Feyisa Lilesa a médiatisé la cause oromo dans le monde en levant les mains en croix lors de son arrivée au marathon des Jeux olympiques cet été. Ce geste de protestation est le symbole de résistance adopté par les manifestants.

De façon inédite, les Amharas se sont joints aux Oromos dans ces contestations. Une menace que ne sous-estime pas le régime qui a déclaré l’état d’urgence pour six mois. 25 ans après le renversement de Mengistu Hailé Mariam par une coalition rebelle (EPRDF) conduite par les Tigréens du Nord et plus de 20 ans après l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution qui entendait fonder un État démocratique respectueux de la diversité des nations éthiopiennes via un régime ethnofédéral, l’Éthiopie traverse une crise majeure.

Plus que le modèle économique – et la non-répartition des richesses issus du développement du pays – c’est le modèle politique sans alternance, qui montre ses limites.

Le projet de « développementalisme démocratique »

De 1991 à 2001, Meles Zénawi a essayé de récupérer les débris issus de la chute du régime communiste en tenant un discours démocratique devant favoriser le développement économique. Le chercheur Jean-Nicolas Bach a montré qu’à partir de 2001, les priorités changent. Meles glisse vers ce qu’on pourrait qualifier de « despotisme éclairé ». Il lance le pays dans un projet politique et économique de « développementalisme démocratique ». Un terme qui peut paraître étonnant pour un régime autoritaire mais qui désigne un État interventionniste permettant le développement global et rapide du pays.

L’ancien homme fort d’Éthiopie, Meles Zenawi, décédé en 2012. US Department of Agriculture/Flickr, CC BY

Deux plans quinquennaux – Growth and Transformation Plan (GTP) – sont adoptés en 2010, puis en 2015. Ils doivent permettre à l’Éthiopie de devenir un État à revenu intermédiaire à l’horizon de 2025. Le premier plan a atteint la moitié de ses objectifs. L’Éthiopie a adopté une forme de capitalisme d’État. Il existe des entreprises privées mais dont le conseil d’administration est composé principalement de membres du parti au pouvoir, le TPLF (Front de libération des peuples du Tigré) et de hauts fonctionnaires. L’État est l’investisseur principal et garde le contrôle sur le secteur financier et les télécoms. Le secteur privé n’est encouragé que lorsqu’il correspond aux priorités définies par le gouvernement. La Corée du Sud et Taïwan sont souvent cités comme des exemples par le pouvoir, deux pays qui sont parvenus à subvertir le dogme néo-libéral.

Une stratégie vertueuse ?

De nombreux États africains peuvent être qualifiés d’« États en développement » mais pas nécessairement d’« États développementalistes » (developmental states), comme ils s’en revendiquent. Dans les faits, il existe une distorsion entre le discours prônant l’État développementaliste et les processus tels qu’ils se forment par la suite. En effet, contrairement à ce qu’implique la définition d’un tel État, les politiques publiques produites ne sont pas nécessairement vertueuses.

Une politique publique vertueuse sert l’intérêt général et crée un cycle auto-entretenu chez les acteurs autres que l’État. Or les politiques publiques du gouvernement éthiopien ont parfois des effets pervers, dont l’impact à moyen terme est incertain, et les premières contestations ne tardent pas à apparaître. L’inflation des prix à la consommation et le chômage fragilisent la population.

De plus, les taux de croissance économique à deux chiffres avancés par le gouvernement depuis dix ans sont à relativiser : selon l’International Development Association (IDA) et le Fonds Monétaire International, ils seraient de l’ordre de 7 à 8 %. Les agences internationales annoncent également un rythme de croissance moins soutenu en raison des contraintes pesant sur le secteur privé qui bénéficie de peu d’investissements publics massifs et se trouve pénalisé par des crédits bancaires limités.

L’instabilité politique pourrait, en outre, freiner l’arrivée des investissements étrangers pourtant au cœur de la stratégie de développement de l’Éthiopie. D’autant que, paradoxalement, le régime s’oppose au néolibéralisme et s’ouvre difficilement aux marchés internationaux.

Un modèle politique à bout de souffle

Le centralisme domine la coalition au pouvoir. De fait, l’État développementaliste est intégré aux structures autoritaires du pouvoir. Il est même perçu comme l’un des instruments déployés par le parti au pouvoir pour maintenir son hégémonie. C’est donc la façon de gouverner qui est à bout de souffle. Les opposants et les manifestants estiment n’avoir pas suffisamment bénéficié des retombées économiques d’un pouvoir aux mains d’une minorité. Ils réclament la véritable mise en œuvre des droits reconnus par la Constitution. Ainsi la contestation ne porte pas seulement sur le modèle économique lui-même ou sur la forme de l’État (fédéralisme ethnique) mais sur l’absence d’alternance et le glissement du régime vers l’autoritarisme. Ainsi, dès 2005, les contestations post-électorales ont été sévèrement réprimées et en 2010 l’opposition à Chambre basse n’a bénéficié que d’un seul siège sur 547.

Manifestation en faveur des Oromos, à Londres, en octobre 2016. David Holt/Flickr, CC BY

Jusqu’en 2012 (date de son décès), le premier ministre Meles Zenawi, héros du mouvement de libération, mettait en œuvre sa vision du développement. Comme l’empereur Haïlé Sélassié ou Ménélik II, il devrait marquer durablement l’histoire de l’Éthiopie tant son régime était personnalisé. Son successeur, Hailémariam Dessalegn, ne fait que poursuivre son œuvre.

Jusqu’à présent le gouvernement éthiopien fondait sa légitimité sur les promesses de développement économique. Les contestations actuelles montrent, d’une part, que les premiers effets du développement n’ont pas été ressentis, l’inégalité croît et même les Tigréens s’en plaignent ; d’autre part, la démocratisation qui devait suivre le développement reste une promesse vaine.

Le véritable test pour la stratégie de développement du régime devait être les échéances électorales de 2015. Or, la coalition au pouvoir a remporté tous les sièges parlementaires, ce que le professeur Terrence Lyons qualifie de « 100 % elections ». Dès lors, le discours sur l’État développementaliste qui apporterait la démocratie perd de son efficacité. Alors que les Tigres asiatiques ont su associer un discours volontariste à des résultats rapides et durables, l’Éthiopie devra encore confirmer ses résultats économiques dans un contexte d’instabilité politique si elle veut entrer dans le club des nations à revenu intermédiaire d’ici 2025, comme elle l’envisage.

Pour l’heure, la détérioration de la situation a poussé, le 9 octobre dernier, le premier ministre à décréter l’état d’urgence pour six mois et à remanier son gouvernement pour y introduire plus de responsables Oromos. Mais la crise semble plus profonde : elle touche désormais le TPLF, le parti au cœur de la coalition au pouvoir, dont les rivalités internes menacent la propre stabilité.

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