Menu Close

Grant Tinker et le renouveau de la série télévisée américaine dans les années 1970 et 1980

Le logo-pastiche de la MTM. Author provided

Grant Tinker est inconnu en France, si ce n’est des sériphiles les plus acharnés. Pourtant, sa carrière, dans les années 1970 et 1980, a modelé la série télévisée telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les notions de « quality TV » (télévision de qualité) et de second âge d’or de la télévision, qui irriguent le débat académique et critique autour des séries télévisées depuis 20 ans, ont été forgées en s’appuyant sur des programmes auxquels Grant Tinker avait participé.

L’aventure MTM avec CBS

Grant Tinker et Mary Tyler Moore fondent en 1969 la maison de production MTM Enterprises, dont le positionnement décalé se lit déjà dans leur logo, qui pastiche celui de la MGM. La première série qu’ils produisent est The Mary Tyler Moore Show (1970-1977), une sitcom qui présente pour la première fois à la télévision américaine, un personnage principal de femme jamais mariée (et ne rêvant pas spécialement de mariage) qui met au premier plan sa carrière professionnelle. La série est un très grand succès critique – 29 Emmy Awards, un record qui tiendra jusqu’en 2002 – et public, avec des audiences autour de 15 millions de téléspectateurs. Cette série est d’ailleurs régulièrement citée dans les listes visant à recenser les meilleures séries de tous les temps.

« The Mary Tyler Moore Show », tellement populaire que la ville de Minneapolis a installé une statue reproduisant le dernier plan du générique de la série. Alex Ulmer/Wikia Travel

Le succès est tel que, très rapidement, la MTM crée des séries dérivées du Mary Tyler Moore Show. Il y a tout d’abord la sitcom Rhoda (1974-1979), qui enchaîne rapidement des records d’audience (jusqu’à 52 millions de téléspectateurs pour un épisode événement). Il y a ensuite Phyllis (1975-1977), une autre sitcom dont le succès est moindre. La dernière, enfin, est Lou Grant (1977-1982), une série dramatique qui « prend la suite » après l’annulation du Mary Tyler Moore Show.

Ces quatre séries propulsent la MTM, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, au rang de maison de production innovante, sachant jongler avec les genres et prenant au sérieux son public : elles sont parmi les premières à faire appel à la mémoire des téléspectateurs – jusque-là, les séries diffusées en soirée remettaient les compteurs à zéro à chaque épisode : il suffit de penser à Starsky & Hutch ou Columbo –, à l’intertextualité et aux relations entre séries de la même maison de production. Par exemple, deux jours avant la diffusion de l’épisode du mariage de Rhoda (dans Rhoda), l’épisode du Mary Tyler Moore Show est consacré en partie au choix des cadeaux de mariage que les amis de Rhoda vont lui offrir.

Grant Tinker aux Peabody Awards. Albert Ferreira/Flickr

Ces succès sont à analyser dans le contexte de CBS à l’époque : la chaîne annule massivement, à partir de 1971, tous ses programmes connotés « ruraux », c’est-à-dire se passant dans des petites villes américaines – les mauvais esprits prétendaient même que CBS avait annulé toutes ses séries où l’on apercevait un arbre –, pour les remplacer par des programmes visant spécifiquement un public plus jeune et plus urbain. Les programmes créés à la suite de The Mary Tyler Moore Show font partie de ces nouveautés, mais il faut aussi noter une autre production de la MTM, The Bob Newhart Show (1972-1978), régulièrement classé dans le Top 20 des meilleures audiences.

L’alliance de MTM et de NBC

En 1981, NBC lance une nouvelle production MTM, Hill Street Blues, qui est le point de départ du second âge d’or de la télévision selon Robert J. Thompson, premier chercheur à théoriser le renouveau télévisuel des années 1980 et 1990 : cette série, à la suite du succès des feuilletons de soirée (Dallas, Côte Ouest et Falcon Crest sur CBS, Dynastie sur ABC), propose une forme innovante et hybride, nommée plus tard série-feuilleton, en mêlant la forme canonique de la série policière, avec ses histoires bouclées en un épisode, et des arcs narratifs courant sur plusieurs épisodes.

Montage des clips de fin d’épisodes de la MTM.

L’année suivante, la formule est reprise avec une série médicale, St. Elsewhere, réel précurseur de Urgences. Ces deux séries deviennent des piliers dans la programmation de NBC, malgré des résultats d’audience faibles, parce qu’elles sont d’énormes succès critiques et que le public attiré est plus qualifié pour les annonceurs, ce qui permet à NBC de vendre des espaces publicitaires plus chers.

Évidemment, toutes les productions de la MTM n’ont pas rencontré autant de succès. Cependant, la marque de fabrique de cette maison de production a été telle que Jane Feuer en a fait le sujet d’un livre, en 1984, qui instaure la notion de « Quality Television », promise à un bel avenir.

Redresser NBC

En 1981, Grant Tinker quitte la MTM et devient le PDG de NBC, alors à la traîne en termes d’audience puisque la chaîne est bonne dernière des trois chaînes hertziennes nationales. Il y rejoint Brandon Tartikoff, qui vient d’être nommé par le prédécesseur de Tinker à la direction des programmes. Les deux hommes vont redresser la chaîne, grâce à l’expérience de Grant Tinker et à la fougue de Brandon Tartikoff, devenu à 32 ans le plus jeune directeur des programmes d’une chaîne nationale, record qu’il détient toujours. Tinker ne reste que cinq ans à la tête de la chaîne, mais il en fera la première en termes d’audiences et en termes de revenus.

Il commence par capitaliser sur les productions MTM à l’antenne (Hill Street Blues et St Elsewhere mais aussi Remington Steele ou Newhart) et les quelques séries d’autres maisons de production qui marchaient bien (Arnold et Willy ou La Petite maison dans la prairie) pour ensuite construire pièce par pièce une grille de programmation qui se différencie de ses concurrents et représente la meilleure offre télévisuelle du moment. Parmi les séries importantes que NBC lance sous la direction de Grant Tinker (même si le doublage français ne rend pas toujours justice à leurs qualités), on peut citer L’Agence tous risques, K2000, Les Routes du paradis ou encore Deux flics à Miami, première série américaine à être diffusée en son stéréo.

Son travail se fait surtout sentir sur la soirée du jeudi, très importante dans l’économie de la télévision : c’est ce soir-là que les espaces publicitaires sont les plus chers, du fait du volume des bandes-annonces cinématographiques, les films sortant le vendredi aux États-Unis. Il va successivement y programmer Cheers, une des sitcoms mythiques de la télévision américaine, Hill Street Blues, Le Cosby Show, Family Ties et La Loi de Los Angeles.

Auto-promotion de NBC pour sa soirée du jeudi en 1982.

Les efforts conjoints de Grant Tinker et de Brandon Tartikoff ne tardent pas à porter leurs fruits : lorsqu’ils arrivent à NBC en 1981, les bénéfices annuels culminent à 48 millions de dollars. En 1986, ils atteignent 500 millions de dollars, ce qui permet la vente de la chaîne, détenue par le fabricant de postes de radio et de téléviseurs RCA depuis 1926, à General Electrics. Grant Tinker quitte NBC peu de temps après ce rachat.

Aujourd’hui, que reste-t-il de l’héritage de Grant Tinker ? En réalité, beaucoup de choses ! La case du jeudi soir de NBC, après avoir été surnommée « Must See TV » entre 1991 et 2013, reste forte malgré quelques turbulences et repart en flèche depuis la rentrée 2016. L’idée de structurer la case du jeudi soir autour d’un « concept » a même essaimé, par exemple avec le Thanks God It’s Thursday (ou TGIT) de la chaîne ABC autour des séries de Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get Away with Murder).

Pour le « prime-time » américain, il y a clairement un avant et un après Grant Tinker : avant lui régnaient les « formula shows », c’est-à-dire les séries fondées sur une formule répétée d’épisode en épisode. Ces derniers n’ont pas disparu (pensons aux Experts et autres NCIS), Grant Tinker en a programmé aussi, mais il a participé, d’abord à la MTM, à l’émergence d’une nouvelle façon de considérer les séries télévisées, puis, à NBC, à la création d’une forme nouvelle, la série-feuilleton, qui sera à l’origine des grandes séries des années 1990 (Urgences, The X-Files etc.) et qui irriguera ensuite les séries HBO.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now