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Guerre en Ukraine : de Zelensky à Macron, fragments d’un vestiaire belliqueux

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une allocution vidéo le 12 mars 2022.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une allocution vidéo le 12 mars 2022. Ukrainian presidential press Service/AFP

Les forces des apparences est une part de la force des gouvernants rappelait l’anthropologue Georges Balandier dans son livre Le pouvoir sur scènes. Pas de pouvoir sans mise en scène de ce pouvoir, sans la manipulation de symboles et leur agencement dans un cadre cérémoniel. Rien de (totalement) fortuit ou de gratuit dans ces dispositifs scénographiques qui disent le pouvoir, a fortiori dans les contextes de guerre. S’impose alors une indispensable lecture des corps tant celui du chef, dans une logique incarnative ici maximisée par la situation de crise, se trouve érigé en vecteur de communication et chargé d’espérances, parfois démesurées.

À cet égard, la guerre en Ukraine nous a offert le spectacle d’un « miracle » : celui de la métamorphose d’un président un peu méprisé ou ridiculisé en figure héroïque ou exemplaire, nouvelle incarnation de cet idéal-type wébérien qu’est le chef charismatique ou de cette figure du Sauveur qui constitue l’une des matrices des Mythes et mythologies politiques selon l’historien français Raoul Girardet. La situation exceptionnelle a évidemment été décisive dans cette apparition. Mais un certain nombre d’éléments ont aussi œuvré à la construction de cette posture, parmi lesquels le vestiaire. Ce constat invite à se livrer à une politique anatomique du détail signifiant et à insister, dans cette singulière économie des apparences, sur les paradoxes qui infusent ces stratégies de présentation.

Performativité du vêtement ?

Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, Volodymyr Zelensky est apparu en tee-shirt kaki et tenue de combat. Remisé dans les armoires des temps pacifiés, l’uniforme présidentiel (costume-cravate) a été remplacé par un vêtement qui dénote et connote chromatiquement la guerre. En revêtant ce dress code militaire, Zelensky a endossé, au double sens du terme, la stature de chef de guerre. Il y a bien là une forme de performativité du vestiaire : l’habit fait le chef. Il construit et contribue à imposer cette identité stratégique qui nourrit émotionnellement les relations entre le leader et le peuple ukrainien (et plus largement les opinions internationales). Zelensky est (et fait) ce qu’il porte.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’exprimant en ligne lors d’une réunion du Conseil européen, le 25 mars 2022
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’exprimant en ligne lors d’une réunion du Conseil européen, le 25 mars 2022. Ukrainian Presidential Press Service/AFP

De façon symétrique mais inversée, le costume-cravate du président Poutine signale, par la continuité de l’apparence, une forme de déni : le président russe n’a pas besoin de revêtir un costume militaire parce qu’il nie être en guerre. L’opération « spéciale » de « dénazification » de l’Ukraine s’inscrit dans une démarche bureaucratique à l’image des destructions programmées des villes.

Dans la stratégie de communication du président Zelenksy, un rôle explicite est dévolu au poids des apparences : vestiaires et pilosités donnent à voir physiquement un changement d’état et le passage du comique au tragique. Par ailleurs, en actant la priorité et la gravité des enjeux militaires, l’hexis corporelle de Zelensky suggère aussi l’investissement total, l’abnégation, le dévouement. Une forme d’ethos sacrificiel se construit dans cette image valorisante de soi.


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Avec ses tenues de combat, Zelensky n’est pas sans évoquer ces figures héroïques et révolutionnaires que furent Fidel Castro et Ernesto « Che » Guevara. Immuablement sanglés dans un uniforme vert-olive, les deux leaders cubains incarnèrent des héros romantiques qui allaient séduire des millions d’admirateurs. L’uniforme de combat comme le béret étoilé du « Che » (élément métonymique du personnage) ont popularisé la mythologie révolutionnaire au cours des années 1960-1970 bien plus que le costume étriqué et bureaucratique d’un Erich Honecker, le dirigeant de la RDA de 1971 a 1989. Figés sous les traits de combattants de la liberté, les deux Barbudos réussirent à insuffler dans les existences le vent de l’aventure, de la grandeur et des périls encourus – au point de secréter un fascinant phénomène de « postérisation ».

Portrait de la légende révolutionnaire argentine défunte Ernesto Che Guevara
Portrait du révolutionnaire argentin Ernesto « Che » Guevara. Cristina Quicler/AFP

Mais cette performativité du vestiaire ne peut se comprendre sans être contextualisée. En effet, la police des apparences est aussi forte parce qu’elle est congruente avec les discours et les actes d’un président menacé et en danger, traqué, cible à abattre, symbole d’une résistance que Poutine entend briser. L’autorité charismatique de V. Zelensky, qui est désormais internationalement reconnue, est évidemment liée son statut. Il est en effet en position de pouvoir par habilitation juridique (président de l’Ukraine démocratiquement élu) mais aussi et surtout par sa position stratégique (de chef et de résistant).

Les paradoxes d’un vestiaire

Le choix de la simplicité et de l’austérité (pas de décorations, de signes ou des grades) opéré par V. Zelensky tranche évidemment avec les uniformes chamarrés des généraux russes et leur système médailler ostentatoire hérité de soviétisme. Il fait corps avec son armée et avec son peuple, dans une forme d’indistinction distinctive. En effet, son vestiaire ne le distingue en rien de ses hommes et des combattants ordinaires mais sa tenue devient distinctive en vertu du nouveau statut qu’il a su acquérir. Il y a là un premier paradoxe de la posture et de la vêture : cette forme d’humilité affichée le construit plus qu’hier en président. Dégagé des oripeaux présidentiels, il accède enfin à cette fonction par sa capacité à endosser le rôle, en (se) saisissant la gravité du moment.

Second paradoxe : la banalité du signe renvoie ici à l’exceptionnalité de l’homme, elle-même indissociable de celle de la situation. Homme exceptionnel, V. Zelensky le devient par l’exceptionnalité de l’épreuve à laquelle il est confronté et à laquelle il a refusé de se soustraire. Il aurait en effet pu être exfiltré par les Américains et mener depuis les États-Unis une guerre douillettement installé : « J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi » aurait-il déclaré. Ainsi s’opère, par la médiation de la tenue de combat, véritable catalyseur et élément transitionnel, le retournement du stigmate et la métamorphose d’un homme ordinaire en héros. Ici encore, pour marginale qu’elle puisse sembler, son apparence a œuvré à construire cette posture et à assurer son rayonnement.

Emmanuel Macron en _hoodie_ à l’Élysée, Paris, le 13 mars 2022
Emmanuel Macron en hoodie à l’Élysée, Paris, le 13 mars 2022. Soazig de la Moissonnière/Instagram

Et c’est bien ce double corps que condense, sur un mode oxymorique, l’exceptionnelle simplicité de son vestiaire. Sans ces conditions exceptionnelles, le choix d’un tel vestiaire relève davantage d’un simulacre comme l’atteste a contrario la posture d’un Emmanuel Macron exhibant le sweat shirt noir des forces spéciales françaises sous les lambris de l’Élysée.

Hoodie macronien

De façon quelque peu symétrique et mimétique, les clichés aux allures de photos volées du président Macron, pris par la photographe du palais, Soazig de la Moissonnière, ont circulé sur les réseaux sociaux avant de susciter de nombreux commentaires exégétiques et médiatiques (souvent sarcastiques). En écho à la posture guerrière de V.Zelensky, Emmanuel Macron est saisi, comme sur le vif, dans une instantanéité apparemment dérobée à visée testimoniale : dire la relégation (apparente) des apparences derrière l’urgence de la situation. Même si ce procédé trahit surtout, par cette opération de communication, l’importance accordée à ces apparences et leur emphatisation. À cet égard, ces fragments d’un discours belliqueux constituent un petit dispositif sémiotique qui condense l’esprit du macronisme depuis sa campagne présidentielle victorieuse de 2017.

Cette séquence donne en effet à voir l’Élysée (et ses dorures) comme cadre qualifiant de la pose non posée du président (le palais élyséen comme figure du pouvoir d’État, à la fois civil et militaire) et le président en jean noir et hoodie (clin d’œil vers la rue, le sweat à capuche comme marqueur générationnel).

28/02/2022 – Élysée, salon doré. ©️Soazig de la Moissonnière/Présidence de la République

Entre formalisme et décontraction, les apparences soigneusement travaillées nous disent qu’il est à la fois le président (autorité, verticalité) et le candidat (proximité, horizontalité). Son hoodie, emprunté à un commando parachutiste des armées françaises (le CPA 10), propose une incarnation renouvelée et modernisée du commandant-en-chef à la française.

Mais il fait signe, par ce vestiaire fétichisé de l’adulescence, vers la jeunesse que le président n’a cessé de choyer via les réseaux sociaux : là ou Nicolas Sarkozy jouait la carte (people) de Carla Bruni, Macron préfère celle de Mcfly et Carlito. Cette conciliation inattendue des rôles est fondée sur une accumulation de signes contradictoires dont Emmanuel Macron, fidèle à sa marque, entend se faire le récapitulatif éminent et que le contexte de campagne éléctorale exacerbe en imposant une posture plus informelle y compris sur le plan vestimentaire.

Pilosités politiques

Car au-delà du vêtement, il y a aussi les cernes du président et la trichologie (étude des poils et des cheveux) : la barbe de Macron dénote ici encore une évidente distance au rôle. L’épisode n’est pas si neuf et avait déjà bien fonctionné auparavant. En janvier 2016, celui qui n’était encore que ministre de l’Économie avait orchestré un coup de com en arborant à la rentrée des vacances de Noël une pilosité distinctive. Tous les médias avaient alors glosé sur cette barbe (« Hipster Macron ») reléguant (presque) au second plan le débat sur la déchéance de nationalité. Une fois encore les jeux (et les apparences de la politique) éclipsaient pour un temps les enjeux. Six ans plus tard, dans un tout autre contexte, la récidive se leste d’une autre dimension. Elle concourt à la virilisation du personnage et suggère l’engagement total : l’urgence du moment contre les soins superficiels du corps, le tragique de l’histoire contre les préoccupations égotistes ou électoralistes.

Cette séquence photographique et politique nous livre ainsi les contours de cette nouvelle configuration politique dans laquelle la légitimité se construit largement dans et par l’écart à la norme (ici présidentielle, avec ce qu’elle suppose de postures empesées et formalisées).

Si le candidat Macron avait pu, en 2017, capitaliser sur cette posture et le rejet des professionnels de la politique, l’exercice est plus délicat un quinquennat plus tard. En tant que président-candidat, Macron doit donc à la fois jouer la carte des institutions (il en est le garant et l’incarnation) et l’euphémiser pour afficher une certaine proximité indispensable en période électorale. L’esthétisation du politique que nous propose cette séquence est à cet égard conforme à la nouvelle grammaire politique qui, depuis quelques années déjà, plébiscite la distinction plus que la conformation au rôle, valorise la posture d’outsider face aux tenants des institutions.

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