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Histoire : Jean Beigbeder, un Éclaireur éclairé à Madagascar

Tananarive (aujourd'hui Antananarivo) dans la première moitié du XXe siècle. Defap

Cet article revient sur la parution des « Lettres de Tananarive : Jean Beigbeder à son père, 1924-1927 », prés.Claire-Lise Lombard et Faranirina Rajaonah, Hémisphères éditions/Maisonneuve et Larose, 2019


Jean Beigbeder a dix ans d’expérience d’encadrement des mouvements de jeunesse protestants quand il part pour Madagascar. Il est chargé de fonder un foyer culturel, lieu de rencontre entre colonisés et colonisateurs. Les plus lucides de ces derniers s’interrogent sur la supériorité dont la conquête les a investis ; quant aux colonisés, les plus éduqués commencent à revendiquer au moins l’égalité des droits.

Autre projet dont Beigbeder est chargé : développer le scoutisme protestant et favoriser l’implantation des UCJG (Unions chrétiennes de jeunes gens), deux mouvements d’inspiration anglo-saxonne, qu’il faut naturaliser.

Un conservateur critique

Rabeigy (nom que lui donnent les Malgaches) est un républicain, conservateur modéré, appartenant à la haute société : son père, polytechnicien, a investi des fonds dans des sociétés très rémunératrices associées au capitalisme colonial avec l’appui de la banque Mirabaud ; il se méfie des mouvements contestataires, vite assimilés au communisme ; il est épris de justice, sensible à la pluralité des cultures, hostile au pouvoir que les Églises dominantes aspirent à s’arroger. S’il partage des préjugés de son temps, il défend des causes qui nous parlent : justice sociale, respect de l’autre, émancipation des individus, droit à la différence.

Les lettres à son père pendant ces trois années d’activité mettent de cinq à six semaines pour parvenir à leur destinataire et obéissent à plusieurs projets. Rapports précis sur son action au service d’un protestantisme actif et conciliateur ou réconciliateur (l’unionisme) ; elles traitent également de sa vie sociale, celle d’un grand bourgeois cultivé, amateur de musique (qu’il pratique), de littérature (classique, surtout), de politique (réformiste), et de sa vie familiale : elles sont écrites pour le « clan » familial au sens large, très soudé, qui attend des informations de première main.

À son arrivée J. Beigbeder prend contact avec une quarantaine d’organisations protestantes françaises ou étrangères, qu’il faut convaincre du caractère non sectaire du futur Foyer, ouvert à tous, sans prosélytisme. Mgr de Seaume conduit la contre-offensive catholique et met en garde ses jeunes ; le catholique Jean‑Joseph Rabearivelo n’en défendra pas moins cet espace de liberté.

L’administration coloniale, hostile aux religions sous l’ex-gouverneur Augagneur et influencée par la franc-maçonnerie, se partage à présent entre conformisme catholique traditionnel et crainte des idées subversives que répandraient les soldats malgaches de retour de la Grande Guerre. L’origine des ressources financières du Foyer, venant surtout des Malgaches, provoque la suspicion du procureur général. La revue du Foyer, Fanilon’ny Tanora (Le Flambeau des jeunes), bilingue puis de plus en plus en malgache, ne risque-t-elle pas de devenir un organe de contestation ? Elle le devient, discrètement.

Jean et Odette Beigbeder. Defap

Il faut manifester son existence, en participant à des fêtes officielles comme celle de Jeanne d’Arc, tout en assurant une activité innovante, sportive et culturelle : natation, introduction du basket-ball, compétitions sportives, clubs de lecture, conférences en français ou en malgache sur la langue et les rites sakalaves, les coutumes des ancêtres, mise en scène du Médecin malgré lui en malgache. Beigbeder, en organisant une causerie sur les origines de la Guerre de 14-18, cherche à compenser les failles des écoles officielles, desquelles le directeur de l’enseignement a banni l’histoire et la géographie, qui « risquent de donner des idées subversives à la population indigène ».

Il enseigne aussi à l’école protestante Paul Minault (concurrente du collège jésuite Saint-Michel), formant des élèves malgaches appelés à devenir fonctionnaires ou médecins, ce qui veut dire acquérir la nationalité française ; c’est dans cette école qu’on l’interroge un jour sur ce qu’il pense des théories d’Einstein ! Il rend des visites aux paroisses éloignées (grâce à un réseau ferroviaire étendu), entretient une sociabilité de représentation, qui l’amène à recevoir de jeunes Malgaches : ils participent à des soirées de musique où l’on interprète Reynaldo Hahn, César Franck, Beethoven, ce qui n’interdit pas de chanter Botrel !

Cet homme, soutenu par son épouse, également cheffe éclaireuse, est, pour reprendre les termes de F. Rajaonah, « un passeur entre des sociétés et des générations différentes ». Beigbeder essaye de promouvoir la pratique du malgache, qu’il apprend sérieusement, regrettant, comme Paulhan avant lui (voir [Lettres de Madagascar 1907-1910, Claire Paulhan, 2007], (http://clairepaulhan.com/auteurs/jean_paulhan3.html)), que la langue ne fasse pas l’objet d’un effort suffisant ; pour le chef éclaireur, les études bibliques en malgache sont « plus profitables sur le plan religieux » car la parole est alors moins contrainte.

Il est un observateur lucide du système colonial : travail forcé, inégalité des conditions et injustice des statuts, contradiction entre l’incitation à développer l’économie locale et un tarif douanier décourageant, trop avantageux pour les producteurs exportateurs de métropole (alors qu’il existe des partenaires possibles plus proches et complémentaires, telle l’Afrique du Sud), insuffisance des investissements consentis par Paris.

Ses lettres nous permettent de mieux comprendre les chocs culturels qu’encaisse la société malgache sous la règle française. Si la lutte contre la lèpre n’est pas contestée, celle contre la peste, récurrente, entraîne traumatismes politiques et religieux, rumeurs, malentendus, dont quelques-uns, en notre époque de pandémie, sont tout à fait actuels : doutes sur la vaccination, sentiment que les Européens, exemptés des passeports sanitaires imposés aux Malgaches, sont mieux traités, peur que la peste soit une création de l’administration coloniale… L’interdiction d’enterrer les pestiférés dans le caveau de famille est insupportable ; elle ravive le ressentiment provoqué par Gallieni quand, par crainte que l’une des vieilles capitales royales ne devienne un lieu de pèlerinage, il a ordonné de transférer les tombes des vieux rois à Tananarive. La rédaction en malgache du serment de l’éclaireur, qui impose de « servir Dieu et la Patrie » se heurte au fait que le mot de Patrie dans son acception française est intraduisible. J. Beigbeder finit par proposer ce compromis : « Faire mon devoir envers Dieu, ainsi qu’envers France et Madagascar. »

La famille des esprits libres

Beigbeder doit pratiquer une diplomatie permanente, qui n’exclut pas la fermeté des convictions. Il fait écho au luthérien Abel Parrot, qui refuse un cadeau de départ en argent puis demande en public aux pasteurs de cesser de demander des cadeaux à leurs fidèles « à tout propos et hors de propos ». Ce même Abel Parrot, souligne-t-il, s’attaque aux pressions exercées sur la main-d’œuvre malgache par des corvées au moment de l’établissement de la ligne de chemin de fer Tananarive-Antsirabé, achevée en 1923. Enfin, Beigbeder justifie la disparition en forêt des travailleurs malgaches quand « ils ne sont pas bien traités ou trop mal payés ; [… c]ette manière d’agir est une soupape de sécurité qui rappelle parfois utilement certains colons au sens de la justice. »

Notes et commentaires nous initient à une façon de percevoir le monde si différente de la nôtre, par exemple sur les « raiamandreny », ces « père et mère » qu’incarnent Jean et Odette Beigbeder, avec les devoirs et les responsabilités leur incombant en échange de leur autorité, ou encore sur la notion de « vazaha » (qui peut s’appliquer à des Malgaches), personne riche ou exerçant un pouvoir, ou celle de « vahiny », hôte ou voyageur.

La remise au docteur Fontoynont par les anciens élèves de l’Ecole de Médecine d’un médaillon en bronze à son effigie. Archives nationales de Madagascar -- Antananarivo

Enfin, Beigbeder assure la transition entre Paulhan et les Calepins bleus de Jean‑Joseph Rabearivelo, interrompus en 1937 par le suicide du poète, deux esprits très différents qui parlent d’un tout autre Madagascar. Plusieurs personnalités connues de Paulhan l’ont été de Beigbeder : Hubert Garbit, devenu gouverneur général et mis à la retraite d’office en 1924 pour une collusion jugée excessive avec le grand capital et les colons importants, Ulysse-Charles Renel, directeur de l’Enseignement, personnalité riche et ambiguë, le docteur Fontoynont, arrivé avec Gallieni et mort en 1948. Le docteur, fondateur de la Société des Sciences médicales de Madagascar, président de l’Académie malgache, considéré comme le bienfaiteur de tout un peuple, est toujours honoré à l’École de médecine.

Cette correspondance, s’achevant vingt ans avant la grande révolte de 1947, constitue un document passionnant sur notre histoire coloniale et la complexité des relations franco-malgaches au XXe siècle.

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