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Innover avec l’IA dans le secteur automobile : les entreprises historiques risquent-elles de caler ?

Femme au volant d'une Renault
Les firmes historiques comme Renault n’intègrent l’IA que très progressivement dans les véhicules. Shutterstock

Sous le feu des projecteurs avec la nécessaire transition verte à opérer, l’industrie automobile semble en pleine mue. On attend beaucoup de la voiture connectée, de la conduite autonome, du véhicule électrique ou de l’autopartage pour nos mobilités futures.

Pour innover et rester compétitif, le secteur pourrait notamment s’appuyer sur le big data et les technologies d’intelligence artificielle (IA). Certains nouveaux entrants tels que Tesla semblent l’avoir bien intégré et ont déjà adopté ces technologies avec succès. Quid néanmoins des entreprises historiques du secteur qui doivent composer avec la complexité de leurs systèmes en place ?

Certes, les constructeurs et les fournisseurs ont largement investi dans l’IA ces dernières années comme le montrent le projet Valeo.ai ou les partenariats Renault-Google et Stellantis-SoundHound. Avec quel objectif néanmoins ? S’agit-il d’approches d’innovation radicale, de remettre en cause l’architecture des véhicules telle qu’on la connaît ou plutôt d’automatiser des tâches et d’améliorer l’existant ?

Comprendre les processus d’innovation autour de la donnée dans le monde automobile reste essentiel pour assurer la pérennité de ce secteur clé pour l’économie française. C’est ce à quoi s’est attelée notre équipe de chercheurs et chercheuses, issus de TBS Education et du Centre de Gestion Scientifique (CGS) de l’École des Mines de Paris – PSL, dans une étude récente. Elle repose sur une analyse de plus de 46 000 brevets chez les 19 plus gros acteurs du domaine ainsi que sur une campagne d’entretiens avec les déposants de 22 brevets en lien avec les technologies IA.

En essayant de lever le voile sur les pratiques d’innovation dans ce secteur, nous montrons que c’est bien l’option « améliorer l’existant » qui semble avoir été retenue. Si elle semble permettre de maîtriser les coûts à court terme et d’apprendre pas à pas, cette approche peut toutefois limiter le potentiel d’innovation de ces entreprises. D’autant que l’articulation des acteurs le long des chaînes de valeur s’en mêle et apporte aussi son lot de freins quand chacun pense que c’est à un autre d’innover.

Un apprentissage prudent des ingénieurs

On aurait pu penser que l’intégration de l’IA allait être un prérequis de la conception de nouveaux véhicules. Pourtant, les ingénieurs semblent surtout en faire usage pour résoudre des problèmes qui émergent lors des dernières phases de développement des produits : améliorer le confort des passagers en phase de test des véhicules, résoudre les problèmes de capteurs ou encore, de façon plus surprenante, négocier avec des équipementiers.

Les entreprises du secteur adoptent ainsi une approche progressive et prudente dans l’intégration de ces technologies. Elles sont d’abord appliquées à des systèmes d’aide à la conduite existants (ADAS) puis développées par étapes. Si cette manière de faire a de quoi surprendre, elle a le mérite de permettre aux équipes d’apprendre progressivement et de s’adapter à l’IA, tout en évitant de remettre en cause l’architecture de la voiture. Cela risquerait de se traduire par une hausse importante des coûts de fabrication. Comme l’indique un ingénieur expert des systèmes de régulateur de conduite adaptatifs :

« Il y a environ 3 à 4 ans, nous pensions que, dans les années à venir, nous aurions des véhicules autonomes… Aujourd’hui, ce n’est toujours pas le cas. Pour l’instant, nous travaillons sur le développement de nouvelles fonctions pour lesquelles nous pouvons dire qu’il n’y a pas beaucoup de disruption. »

Un autre expert, en ADAS pour systèmes de freinage, poursuit :

« Ce n’est pas nécessairement un manque d’honneur pour l’IA, mais… l’IA a tendance à résoudre des problèmes déjà existants, pas des problèmes qui n’existent pas. Le véhicule autonome parfait n’est rien de plus qu’un conducteur. ».

Des données de qualité insuffisante

Tout cela présente néanmoins des limites évidentes en termes de potentiel d’innovation. Nos travaux révèlent en particulier des problèmes de richesse des données. Bien que les véhicules en collectent un nombre gigantesque, elles nécessiteraient d’être par exemple labélisées pour être exploitables. Un expert véhicule autonome nous a ainsi expliqué :

« Mes équipes ont des heures et des heures de tests en continu, mais si vous voulez créer un algorithme pour des mouvements multidirectionnels, vous avez besoin d’une personne qui regarde la caméra lorsque ces mouvements adviennent, c’est-à-dire à chaque virage, pour noter cela dans la base de données, et c’est très chronophage. »

Un autre frein réside dans la capacité technique à croiser des données de différentes sources (visuelles, radar, sonores, etc.) pour prendre par exemple, une décision dans une logique algorithmique. Ces technologies restent en cours de développement.

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Ces éléments semblent problématiques alors qu’il s’agit de rester compétitif à la fois sur le marché mondial où opèrent de nouveaux acteurs comme Tesla, mais aussi sur le marché des nouvelles mobilités face aux développements par exemple des taxis volants annoncés pour 2030. Il est nécessaire d’innover en proposant des fonctionnalités radicalement nouvelles ou en adressant des besoins nouveaux des consommateurs.

Des enjeux qui sont aussi organisationnels

Il s’agit ainsi de développer les expertises des ingénieurs en place autour des sciences de la donnée, et certains ont d’ailleurs largement envie d’en apprendre davantage. Il ne suffit donc pas de développer une nouvelle entité avec des data scientists, mais plutôt d’assurer une montée en compétence progressive des ingénieurs en place. Comme l’indique l’un des interviewés, expert en conduite des véhicules autonomes :

« On ne développe pas un brevet en se disant “on fait un brevet IA” ».

S’il faut développer ces compétences liées aux sciences de la donnée, il faudra aussi mieux les reconnaître pour encourager les ingénieurs à compléter leurs expertises préalables. Cela nécessite un travail d’identification de ces « communautés IA », au-delà de ceux spécifiquement recrutés en tant que data scientists, et qui ne s’identifient pas nécessairement eux-mêmes comme contributeurs. Cela s’explique aussi par une définition de l’IA parfois restrictive, par exemple uniquement restreinte à l’utilisation de réseaux de neurones, alors qu’ils existent une vaste typologie de technologies possibles.

Un autre obstacle organisationnel réside dans les relations entre les constructeurs de véhicules et les équipementiers d’origine (OEM). Au long de la chaîne de valeur, des sous-traitants aux assembleurs, les acteurs, pour l’heure, paraissent surtout se renvoyer la responsabilité de l’innovation par l’IA. Chacun semble adopter des stratégies d’innovation similaires. Un interviewé salarié d’un constructeur explique ainsi :

« Ce sont plutôt les fournisseurs qui sont responsables du développement de la partie intelligente du capteur. Ce sont eux les consommateurs des méthodes d’IA. »

Les cellules d’experts en méthode du management de l’innovation dans les départements de R&D des entreprises (Design Thinking, méthodologie C-K, etc.) ont un rôle clé à jouer pour insuffler un nouveau souffle pour l’innovation avec la donnée.

Les entreprises historiques du secteur automobile doivent ainsi trouver un équilibre entre l’exploration de nouvelles possibilités et l’exploitation de leurs compétences existantes. L’approche incrémentale actuelle a le mérite de fournir des résultats rapides et d’habituer progressivement les équipes à ces nouvelles technologies. La manière dont elle est actuellement mise en place entrave cependant l’adoption d’approches plus radicales et l’apparition d’innovations technologiques véritablement originales et qui permettront aux entreprises de rester compétitives sur le marché mondial.

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