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Jusqu’à quand l’État doit-il garder ses « secrets » ?

Emmanuel Macron et Vincent Duclert, dirigeant la commission d'historiens sur le Rwanda, tiennent le rapport sur les archives déclassifiées à la demande du président, le 26 mars 2021, dans la salle des fêtes de l'Élysée.
Emmanuel Macron et Vincent Duclert, dirigeant la commission d'historiens sur le Rwanda, tiennent le rapport sur les archives déclassifiées à la demande du président, le 26 mars 2021, dans la salle des fêtes de l'Élysée. Avec la suppression d'un délai automatique de déclassification des documents, ce type d'ouverture d'archives à la discrétion du politique pourrait devenir le seul moyen d'accéder à des documents sensibles. Ludovic Marin/AFP

Pour l’État français, en matière de sécurité nationale, historiens, citoyens et générations futures n’auront bientôt plus « le droit d’en connaître ». Une importante réforme du secret d’État se prépare, au cœur d’un projet de loi adopté le 2 juin par l’Assemblée nationale.

Originellement relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement, ce texte propose une réforme du droit des archives, permettant de garder secrets certains documents jusqu’à l’épuisement de leur « valeur opérationnelle », une notion floue et sans limites temporelles.

Qualifié de solution « équilibrée et de bon sens » par la ministre des armées Florence Parly, la proposition a au contraire été critiquée par de nombreux historiens, archivistes, et députés qui dénoncent une atteinte à la recherche, et donc à l’information des citoyens.

Le débat est d’autant plus vif que la réforme survient à la suite d’une instruction interministérielle récente restreignant l’accès à des documents qui auraient dû être rendus publics, instruction qui fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’État.

Empêtré dans une bataille juridique qui menace le cadre réglementaire actuel d’illégalité, le gouvernement prend les devants en proposant d’inscrire dans la loi un pouvoir discrétionnaire de l’administration sur les délais de déclassification.

Les débats autour de cette réforme offrent l’occasion de s’interroger sur le secret en démocratie. Si cette question est souvent posée relativement à son contenu – ce que l’État peut, ou non, garder secret – le nouveau projet de loi nous invite à réfléchir sur un autre aspect tout aussi important, celui de la temporalité. Jusqu’à quand un secret doit-il le rester ?

Secret à durée indéterminée : le problème de la « valeur opérationnelle »

Tout d’abord, que contient ce projet de loi ? Celui-ci dispose, en son article 19, que certains documents, classifiés ou non, ne pourront être accessibles au public qu’après leur « perte de valeur opérationnelle », c’est-à-dire lorsque l’administration, et elle seule, considérera qu’ils peuvent être déclassifiés sans porter préjudice à l’action publique. Dans l’état actuel, la loi exige une publicité automatique des documents administratifs protégés par le secret défense après 50 ans – à l’exception depuis 2008 du secret nucléaire.

Seront ainsi gardés secrets au-delà de 50 ans les documents relatifs aux « procédures opérationnelles et aux capacités techniques » de certains services de renseignement, ou à « l’organisation, à la mise en œuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire ». Concrètement, cela concerne en priorité les archives des Armées, du Commissariat à l’énergie atomique, ainsi que de la DGSE et de la DGSI, mais aussi de leurs ancêtres comme le SDECE.

Pourquoi cela pose problème ? Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, parce que le secret n’est pas compatible avec la démocratie. La démocratie, de manière générale, entretient une relation malaisée avec le secret, puisqu’elle repose fondamentalement sur un principe de transparence dans l’action publique, héritage de la lutte contre la monarchie et ses pratiques opaques. Cependant, selon le politiste Dennis Thompson, le secret peut être démocratique, à condition qu’il soit lié à la possibilité d’un contrôle sur l’action de l’État. Il est justifié à partir du moment où une transparence trop importante nuit à une politique publique, et que les citoyens et leurs représentants en ont préalablement convenu. Cela suppose, donc, que l’étendue du secret de l’État soit définie par les instances démocratiques, et non l’appareil bureaucratique, d’où le vote par l’Assemblée et le Sénat des lois en la matière.

Mais cela suppose aussi que le secret ne rende pas impossible la responsabilité devant les citoyens, et donc que les documents classifiés soient rendus finalement publics. C’est parce que nous savons que ce qui est gardé loin de notre vue nous sera finalement accessible, et que nous pourrons juger des choix qui furent faits, que le secret est démocratiquement acceptable – et démocratiquement accepté.

Ainsi, le secret d’État est légitime à la condition qu’il soit doublement limité : dans son objet, et dans sa temporalité. Tout ne peut pas être secret, et rien ne peut l’être à jamais.

Une double vulnérabilité démocratique

Or, l’article 19 vient partiellement remettre en cause ce second principe puisqu’il remet dans les mains de l’administration le pouvoir de décider du délai de publicité d’une information. Cette indétermination temporelle n’est d’ailleurs pas neuve dans le droit français. Elle existait déjà dans la loi du 15 juillet 2008, pourtant vertueuse en la matière, qui créait une exception à la « règle des 50 ans » pour les documents « dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ».

Dans ce cas, le délai s’étend indéfiniment, ce qui signifie qu’elles sont virtuellement incommunicables, un statut quasi unique dans l’histoire française – le seul précédent comparable remontant à… 1792. À cette époque, la jeune République française commence à élaborer un système national pour conserver, mais aussi partiellement détruire, les archives de la monarchie.

Avec cette règle, toute une partie de l’action étatique, dont les contours restent mal définis, échappent ainsi indéfiniment au regard des citoyens, dépourvus de toute capacité de contrôle en la matière. Cette situation est génératrice d’une double vulnérabilité, d’ordre politique et épistémique.

Politique, d’abord, car là où un délai franc ne permet pas d’esquiver les responsabilités et assure la capacité des citoyens d’une démocratie à juger de l’action de l’État et à limiter l’arbitraire, ce pouvoir discrétionnaire vient déséquilibrer une balance déjà fragile.

Epistémique, ensuite, parce que le citoyen, comme l’expert, se retrouve dans une situation où il n’est pas possible d’être certain de la véracité de ce que l’on tient pour vrai, ni d’être certain du moment où il sera possible de savoir.

La valeur opérationnelle d’un document

Car quand un document cesse-t-il d’avoir une valeur opérationnelle ? La question est importante, et néanmoins toujours ouverte, puisque l’instauration d’un délai maximum de 100 ans a été rejeté par l’Assemblée nationale lors des débats qui eurent lieu dans la nuit du 2 juin dernier.

De quel recours dispose le citoyen ? En France, la commission d’accès aux documents administratifs ne dispose pas du pouvoir de rendre des jugements en la matière, et constitue une institution uniquement capable de rendre des avis. De même, il est difficile d’imaginer comment le juge administratif pourrait déterminer l’existence, ou non, de la valeur opérationnelle d’un document. Cela risque de favoriser la pratique de la déclassification par le « fait du prince », comme ce fut le cas pour les archives relatives à l’action de la France au Rwanda (1990-1994), ou aux disparus lors de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962).

Ce que certains ont identifié comme une « contradiction » constitue peut-être un choix de gouvernement, où le chef de l’État, et non les citoyens, détermine les conditions dans lesquelles il rendra des comptes.

L’histoire nucléaire française fournit d’ailleurs un excellent exemple de la manière dont la classification et le refus de communiquer des archives permettent à l’État d’échapper à sa responsabilité. En février 1998, lorsque le journaliste Vincent Jauvert, sur la base des archives militaires françaises, avait révélé que les Polynésiens avaient été exposés à des retombées radioactives consécutive aux essais nucléaires dès le premier tir du 2 juillet 1966, et que les responsables de l’époque en charge du contrôle radiologique avaient conseillé à leur hiérarchie de minimiser les chiffres réels, l’État s’était empressé de fermer ces archives.

Plus tard, sont parus plusieurs rapports officiels dont les conclusions allaient dans le sens d’une responsabilité française limitée. Ces rapports ne pouvaient être contredits, les archives étant toujours fermées. Cette année, le chercheur français Sébastien Philippe, sur la base des archives déclassifiées entre-temps, a pu démontrer que les calculs effectués dans ces rapports sous-estimaient largement l’étendue de la radioactivité subie par les populations, et donc le nombre de personnes admises à engager la responsabilité juridique de l’État et à obtenir une indemnisation.

Depuis 2008, écrire l’histoire nucléaire de la France est une tâche particulièrement ardue. Le problème du secret s’ajoute aux obstacles multiples à l’avancée de la connaissance sur les sujets de sécurité nationale, notamment le problème de l’indépendance des chercheurs et des questions qu’ils se permettent de poser. Ce qui concernait le cas du nucléaire militaire risque bientôt d’être étendu, dans la loi, à un grand nombre d’autres domaines liés à la sécurité nationale.

La nouvelle notion de « valeur opérationnelle », justifiée par des considérations de sécurité nationale, crée ainsi un risque de dégradation démocratique. Ce risque, par ailleurs, est accentué par le contenu du projet de loi. Alors que l’État affaiblit les mécanismes de responsabilité des services de renseignements, il renforce dans le même mouvement ses capacités de surveillance – qui sont, elles, déjà bien opérationnelles.

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