Menu Close

Kosovo : la justice parviendra-t-elle à établir une mémoire commune ?

Manifestation à Pristina le 2 avril 2023 en soutien à Hashim Thaçi et trois autres anciens membres de l'UCK.
Manifestation à Pristina le 2 avril 2023 en soutien à Hashim Thaçi et trois autres anciens membres de l'UCK. Armend NIMANI / AFP

Président du Kosovo de 2016 à 2020 et membre fondateur dans les années 1990 de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), Hashim Thaçi est « l’une des figures clés » de l’histoire récente du pays. Devenu premier ministre en janvier 2008, il avait déclaré l’indépendance du Kosovo un mois plus tard.

Lors de sa visite à la Maison-Blanche en 2010, Thaçi a vu son action saluée par Joe Biden, alors vice-président des États-Unis, qui l’avait qualifié de « George Washington du Kosovo ». Malgré la reconnaissance de son indépendance par de nombreux pays, dont la France et les États-Unis, l’existence du Kosovo n’est officiellement acceptée ni par l’Union européenne ni par l’ONU.

En 2020, Hashim Thaçi est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis pendant la guerre du Kosovo (1998-1999) et doit démissionner de ses fonctions présidentielles.

Depuis le 3 avril 2023, il est jugé par le Tribunal spécial pour le Kosovo (CSK), à La Haye. Il s’agit de la personnalité la plus haut placée de l’UCK à être poursuivie dans ce cadre. Trois autres anciens membres de cette organisation (Rexhep Selimi, Kadri Veseli et Jakup Krasniqi) y sont aussi actuellement jugés.

Malgré ces exactions, Hashim Thaçi jouit encore d’une grande popularité chez une population qui s’est mobilisée pour protester contre le début de ce procès.

Les accusations retenues contre Hashim Thaçi

En 2015, un accord international ratifié par l’Assemblée du Kosovo permit la création de deux instances juridiques, les Chambres spéciales du Kosovo (CSK) et le Bureau du procureur spécial sur le Kosovo, dont les juges internationaux, les procureurs et le personnel judiciaire sont qualifiés pour émettre des jugements, selon la loi kosovare, sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les autres crimes perpétrés entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2000.

Thaçi et les trois ex-membres de l’UCK sont chacun accusés de six crimes contre l’humanité (pour des actes de persécution, de torture ou des meurtres) et de quatre crimes de guerre (pour des arrestations et des détentions illégales et arbitraires, des actes de cruauté et des meurtres).

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Selon l’acte d’inculpation contre les quatre hommes, ceux-ci faisaient partie d’une entreprise criminelle commune (ECC) et « partageaient l’objectif commun de gagner et d’exercer un contrôle sur l’ensemble du Kosovo par des moyens incluant l’intimidation illégale, la maltraitance, la violence et l’élimination de ceux qui étaient considérés comme des opposants ». Le CSK fait état de violences visant particulièrement une opposition constituée des minorités ethniques serbe et rom, mais aussi de certains Albanais de souche qui ne soutenaient pas l’UCK. L’acte d’inculpation retient également une responsabilité aggravée des quatre accusés, en raison de leurs postes de direction au sein de l’UCK, pour les crimes commis par les membres de l’ECC et les personnes sous leur autorité.

Hashim Thaçi a plaidé non coupable et a déclaré qu’il espérait être acquitté de toutes les accusations. Les autres accusés ont fait de même, Krasniqi affirmant que les actions de l’UCK étaient seulement « une entreprise conjointe de libération et de formation de l’État ». Selimi a avancé devant la Cour qu’il « s’est battu contre l’occupant serbe qui n’a apporté que le mal à [son] pays : meurtres, déplacements, humiliations et génocide ». Veseli a également nié les accusations.

Des allégations de trafic d’organes

L’une des accusations portées contre Thaçi et ses co-accusés concernait leur implication dans le trafic d’organes humains. Mais l’acte d’accusation contre Thaçi et ses co-accusés ne contient finalement aucune référence à ce sujet.

Ces allégations avaient été formulées pour la première fois en 2008 et ont fait l’objet d’une enquête menée par Dick Marty , homme politique suisse et ancien procureur. Le rapport de Marty pour le Conseil de l’Europe, publié en janvier 2011, a remis en question « l’image de l’UCK, vue comme une armée de guérilla qui s’est battue vaillamment pour défendre le droit de son peuple d’habiter le territoire du Kosovo ».

Ce rapport a également conclu que des prisonniers de guerre avaient été « emmenés dans le centre de l’Albanie pour y être assassinés avant de subir une ablation des reins dans une clinique chirurgicale de fortune ».

Les témoins craignent des représailles

Le fait que Thaçi et ses co-accusés jouissent d’une telle popularité pourrait en dissuader certains de témoigner. Dans sa déclaration d’ouverture du procès, le procureur du tribunal spécial par intérim Alex Whiting a souligné que « la plupart des victimes étaient des Albanais du Kosovo ».

L’expérience passée suggère qu’il pourrait être difficile d’amener les témoins à se manifester. Le jugement rendu en 2008 par le TPIY à l’encontre de trois autres anciens membres de l’UCK (Ramush Haradinaj, Idriz Balaj et Lahi Brahimaj) a prouvé les « difficultés importantes pour obtenir la déposition d’un grand nombre de témoins ». Il ajoute que « de nombreux témoins ont cité la crainte des représailles comme une raison majeure de ne pas vouloir se présenter devant la Chambre de première instance pour témoigner ».

Le rapport du Conseil de l’Europe rédigé par Dick Marty fait référence à la cohésion de la communauté albanaise du Kosovo qui est « encore très centrée sur les clans ». Il souligne également « la peur, souvent la terreur, que nous avons observée chez certains de nos informateurs dès que le sujet de notre enquête était abordé ».

Le procès de Thaçi et de ses co-accusés pourrait durer jusqu’à six ans. Plus de 20 ans après les crimes présumés, il existe une possibilité, au moins pour certaines des victimes de l’UCK, d’une forme de résolution – même tardive, imparfaite et incomplète.

Mais même si les accusés sont finalement reconnus coupables, l’image des quatre anciens militaires de l’UCK ne devrait guère être impactée au Kosovo et dans l’Albanie voisine.

Les éléments de preuve présentés au cours du procès pourraient bien permettre d’appréhender la complexité de ces événements historiques, mais ils ne bouleverseront pas les récits déjà ancrés dans les mémoires des populations. Les interprétations divergentes du passé sont – et resteront – l’un des héritages à long terme de la guerre au Kosovo.

Un procès contesté au Kosovo

Ce procès suscite, comme attendu, une forte opposition parmi les Albanais du Kosovo. Des milliers de manifestants sont descendus dans les rues de Priština, brandissant des pancartes à l’effigie de ceux qu’ils considèrent comme des héros nationaux et scandant des slogans tels que « La liberté a un nom » et « N’assimilez pas les victimes aux criminels ». D’autres se sont rassemblés devant la salle d’audience à La Haye.

Selon le conseiller juridique principal de l’Institut juridique du Kosovo, il est important que le procès soit compris comme une affaire « contre quelques individus de l’ancienne UCK et non comme un procès contre l’UCK ou les valeurs que le peuple du Kosovo représente ». De nombreux Albanais du Kosovo, cependant, ne feront probablement pas cette distinction, considérant le procès comme une accusation vis-à-vis de la population dans son ensemble.

This article was originally published in English

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now