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Laïcité et faits religieux : de nouvelles pistes pour le « vivre ensemble »

Les guerres de religions, qui prirent fin en 1598, demeurent un souvenir douloureux de l'histoire de France. Olivier Cabaret/Flickr, CC BY-NC

Les grands principes de la laïcité reposent, pour l’essentiel, sur l’idée que nous sommes gouvernés par une loi politique et démocratique et non pas religieuse, à l’intérieur de laquelle les libertés de conscience et de culte sont à la fois protégées et encadrées. Il n’en reste pas moins que l’effort de pédagogie et de formation doit être sans cesse renouvelé en fonction de la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. Pour réussir à pratiquer la laïcité aujourd’hui, réussir à vivre ensemble avec des convictions philosophiques et/ou religieuses différentes dans la France contemporaine, il faut être capable de se situer dans une histoire et discerner de nouvelles politiques publiques.

Mise en perspective historique de la laïcité

Les guerres de religion entre catholiques et protestants furent une expérience ultra-violente montrant à quel point une société peut avoir des difficultés à admettre une pluralité confessionnelle durable. L’imposition de la « paix des religions » se fit dans le double mouvement d’une tolérance fragile et temporaire à l’égard des protestants, celle de l’Édit de Nantes (1598), et de l’affirmation de l’autorité politique sur l’autorité religieuse désormais fracturée.

La Révolution de 1789 fera surgir les grands principes qui sont encore actuels : tous les hommes naissent libres et égaux en droit ; la loi est l’expression de la volonté générale ; « nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes religieuses pourvu que leur expression ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi » ; les registres de l’état civil passent des mains du curé à celles du maire (1792), indiquant par là la dissociation de la citoyenneté et de l’appartenance confessionnelle ; les juifs sont émancipés, c’est-à-dire obtiennent les mêmes droits que tous, non en tant que peuple, mais comme individus.

Va s’ouvrir pendant tout le XIXᵉ siècle une période instable du point de vue des régimes politiques qui va, cependant, construire un premier pluralisme religieux en offrant une reconnaissance officielle, non seulement au catholicisme, mais aussi au protestantisme et au judaïsme. Nous pourrions l’appeler le « petit pluralisme religieux » sous l’égide de l’État.

Changement de donne dans les années 1980

La loi de 1905 ne doit pas être interprétée simplement comme la victoire du camp laïque contre le camp catholique clôturant la « guerre des deux France ». Elle est plutôt une sortie par le haut, une issue libérale au conflit. Les grands principes de la loi de 1905 sont d’abord l’affirmation de la liberté de conscience et la garantie de la liberté de culte dans le cadre de la loi. Vient ensuite le principe de non-reconnaissance des cultes et la fin de leur financement sur budgets publics, à l’exception des dépenses afférentes aux aumôneries scolaires, hospitalières et pénitentiaires.

Après une longue période d’apaisement, les années 1980 changeront complètement la donne. Ce sont ces années qui voient disparaître ce qui définissait le XXᵉ siècle. Le socialisme comme religion séculière disparaît et avec lui la configuration mondiale des deux blocs. Le cycle de la décolonisation est achevé, mais un nouveau commence avec l’islamisme politique qui commence à s’imposeren Iran dès 1979. En France, la gauche accède au pouvoir, mais accepte l’économie de marché. La construction européenne comme la globalisation économique déstabilisent l’État dans son rôle majeur sur le plan économique et politique.

Le patriotisme traditionnel n’est plus de mise depuis longtemps. Quant à la population, elle est désormais transformée par une immigration qui n’est plus seulement de « travail », mais « d’installation ». L’affaire des jeunes filles de Creil, en 1989, portant des foulards islamiques en classe sera le début d’un long débat qui est loin d’être clos sur la place de l’islam en France.

2015 n’est pas 1905

Nous voyons trois formes de réaction paradoxales à l’hypersécularisation mondialisée. La destitution des figures modernes de l’autorité – qui sont donc elles-mêmes soumises à un processus de sécularisation – crée les conditions d’une demande d’autorité : en effet, ceux qui ont pris la place du prêtre, c’est-à-dire le professeur, le médecin, le scientifique, l’homme politique, voient leur crédit fragilisé. L’affaiblissement de l’État-nation dans le cadre de la globalisation et de la construction européenne réveille les nations dans le meilleur des cas, mais aussi pour le pire des replis identitaires régionaux et communautaires.

Des femmes musulmanes photographient la signature d’un manifeste interreligieux contre le terrorisme à la mosquée de Nantes, le 20 novembre 2015. Jean-Sébastien Evrard/AFP

Le nouveau pluralisme convictionnel et religieux exige, quant à lui, un renforcement de la capacité à vivre ensemble au nom de « valeurs communes ». Ce pluralisme religieux qui parle souvent haut et fort et fait parler de lui n’est justement pas un « retour du religieux », mais une recomposition du religieux sous des formes inédites d’affirmations identitaires où il est bien délicat de démêler les dimensions religieuse, culturelle et sociale.

Si l’on revient au cas plus particulier de la France, on voit bien que l’équation de 1905 n’est pas du tout celle de 2015. Dans le premier cas il fallait faire entrer dans la modernité politique (l’unité principielle entre République, démocratie et laïcité) une France qui était à 80 % rurale et catholique. Dans le deuxième, il faut trouver un équilibre social, culturel, religieux et politique inédit. En 2012, l’association de sondages WIN/Gallup International, spécialiste de la question, a demandé à plus de 50 000 personnes dans 57 pays si elles se considéraient « religieuses », « non religieuses » ou « athées convaincues ».

Cette étude montre que la France est un des pays les plus sécularisés au monde : seulement 37 % des Français se disent religieux, les deux autres tiers sont soit « détachés » de la religion, soit athées. Dans le même temps, la France accueille la plus forte communauté juive d’Europe, ainsi que la plus forte communauté musulmane d’Europe.

Il s’agit de naviguer entre deux écueils : un laxisme communautariste au nom de l’individualisme démocratique (le communautarisme n’est en effet qu’un individualisme collectif) et un républicanisme laïciste qui finit par confondre l’État et la société, et refuse de voir que les religions sont autre chose que des superstitions imbéciles qui entretiennent l’ignorance et la violence.

Nous voyons quatre politiques publiques possibles et souhaitables : l’enseignement des faits religieux, la formation à la laïcité à destination de tous les fonctionnaires (et même désormais à destination des personnels d’entreprises), la formation des cadres religieux, l’encouragement au dialogue de personnes de religions/convictions différentes.

L’enseignement des faits religieux

L’enseignement des faits religieux n’est pas un enseignement religieux, il consiste à rendre accessible aux élèves la somme considérable de connaissances peu à peu construites en histoire, en histoire de l’art, en anthropologie, en sociologie, en philologie, en philosophie, bref dans toutes les disciplines existantes qui croisent d’une manière ou d’une autre les faits religieux. Cet enseignement n’est donc pas une entorse à la laïcité, mais au contraire, une extension de celle-ci, un véritable accomplissement de celle-ci, puisqu’il s’agit de donner aux élèves, quelles que soient leurs appartenances ou non-appartenances religieuses, un accès à une culture commune selon les critères laïques des savoirs se construisant peu à peu de manière critique.

Ce qui est une tentative de démocratisation des sciences des religions ne devrait pas se limiter au monde scolaire. La formation à la laïcité concerne aussi l’ensemble des citoyens. Il s’agit de trouver la juste posture, faite d’accueil, de bienveillance et de fermeté sur les principes. Les fonctionnaires en ont besoin dans leurs relations avec les usagers, mais cela concerne aussi la vie des entreprises dans un cadre juridique spécifique.

Former les cadres religieux et encourager le dialogue interreligieux

Cette formation en bonne laïcité ne peut être que de la responsabilité des cultes, surtout en ce qui concerne le domaine proprement théologique et cultuel de cette formation. Mais peut-on en rester là ? Ne serait-il pas conforme à l’intérêt général d’organiser des formations à destination des cadres religieux de tous les cultes visant particulièrement un niveau commun de culture générale sur la laïcité française ?

Précisons que ces formations sont ouvertes à tous – et non pas seulement à des cadres religieux – et que les collectivités territoriales ont de plus en plus besoin de personnes formées à la fois à la laïcité et aux faits religieux. Cette formation peut également participer à l’émergence d’un islam de France, gagnant peu à peu son autonomie par rapport aux pays musulmans. Un décret émanant du ministère de l’Intérieur précisera en 2016 que l’obtention de ce diplôme universitaire sera nécessaire pour les futurs aumôniers militaires, hospitaliers et pénitentiaires.

Manifestation à Paris, en 2013, en faveur du mariage pour tous. Wikimedias Commons

Encourager le dialogue entre des personnes de religions différentes. Le terme « dialogue interreligieux » est plus courant, mais un peu trop flou et semble relever des seules initiatives cultuelles. Il n’en reste pas moins qu’il existe de nombreuses initiatives qui peuvent être soutenues par les communes, départements ou régions. Le Conseil de l’Europe, dans sa composante du Congrès des pouvoirs locaux, travaille dans ce sens depuis quelques années. Des chargés de mission « Laïcité et dialogue interreligieux » commencent à apparaître dans les grandes villes et sont appelés à se multiplier.

Conclusion

La religion nous semble être la meilleure et la pire des choses ; elle est capable de susciter les plus belles existences et les plus belles œuvres, elle est aussi capable de nourrir la violence, infiniment plus que nos pauvres appétits animaux. La pensée critique et l’État laïque sont des contre-pouvoirs indispensables à la tendance hégémonique des religions. Mais n’oublions pas que le XXᵉ siècle est celui de l’expérience catastrophique des religions séculières. La grande leçon de Montesquieu est que tout pouvoir veut tout le pouvoir et qu’un bon pouvoir est un pouvoir qui a en face de lui un contre-pouvoir.

La laïcité du XXIᵉ siècle doit être un système balancé où les religions doivent être présentes dans l’espace public, s’y frotter et s’y exprimer, y agir. Mais un système aussi où les religions ne peuvent échapper à la critique, où le rôle de l’État est de former les citoyens, de donner un accès selon des voies laïques aux trésors de culture et de réflexion que les religions charrient avec elles.

Nous ne croyons ni à une « laïcité sans adjectif », transcendantal éternel descendu d’on ne sait quel ciel à un moment de l’Histoire, ignorant complètement l’épaisseur du phénomène religieux (ou qui plutôt la sait et en a tellement peur)  ; ni à une « laïcité ouverte » qui se contenterait d’un minimum juridique construit sur l’idée d’équité pour ensuite laisser toute la place aux « propositions de sens » dans un libre marché ne connaissant que les règles commerciales de la concurrence.

L’État doit se soucier des religions, non pour imposer un magistère du sens mais définir le cadre d’une laïcité d’intelligence et d’équilibre des pouvoirs qui ne peut faire que du bien à la vie sociale dans son ensemble.

Dernier ouvrage paru : « Vers une laïcité d’intelligence en France ? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis 1es années 1980 », Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014, 341 p.

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