Menu Close
l'avenue Montaigne, à Paris, adresse de nombreuses marques prestigieuses
Près des trois quarts des ventes de produits de luxe s'effectuent en magasins (Ici, l'avenue Montaigne, à Paris, adresse de nombreuses marques prestigieuses). Flickr/aiva., CC BY-SA

La désirabilité, nouvel impératif du luxe ?

Commentant les résultats du groupe de luxe LVMH en janvier 2023, le président-directeur général, Bernard Arnault félicita ses marques pour « leur capacité à créer le désir », ajoutant « nous comptons sur la désirabilité de nos Maisons ».

Le numéro deux du groupe Kering (ex-PPR), Jean-François Palus, avait de son côté rappelé quelques mois plus tôt lors d’une conférence que le cœur de métier des marques de luxe était de « créer des produits et univers leur permettant d’être les plus désirables au monde ».

Comme on pense avec des mots, eux-mêmes liés à des concepts, l’usage insistant du mot désirabilité par les états majors du luxe soulève des questions : pourquoi cette insistance sur la désirabilité ? De quoi est-elle significative ?

Besoin, envie, désir, rêve

Depuis les philosophes grecs, le luxe est défini par ce qu’il n’est pas : nécessaire. C’est précisément parce qu’il renvoie à des biens et services non nécessaires qu’il est un champ de compétition sociale entre ceux qui peuvent dépenser pour ces non-nécessités et le montrer autour d’eux. Cette capacité en fait un levier de stratification sociale. On se distingue, on s’élève en acquérant des raffinements et sophistications non liés à plus de fonctionnalité.

À travers l’histoire, la réflexion sur le luxe s’est organisée autour de quatre concepts : besoin, envie, désir et rêve. Le besoin renvoie à une nécessité objectivable. On a besoin de manger sain, de respirer de l’air pur. L’envie est une force soudaine à laquelle on veut céder. On a une envie de chocolat, d’un nouveau smartphone, ou de partir en vacances.

Le désir est une tension vers l’action immédiate : il se porte sur un objet spécifique. Ainsi on désire du chocolat noir Pierre Hermé, ou la toute nouvelle version du sac Louis Vuitton Capucines en édition limitée signée Jonas Wood. Le désir est un moteur quasi irrépressible d’un achat immédiat. Il est éteint d’ailleurs par cet achat.

Bernard Arnault, président-directeur général de LVMH, compte sur « la [désirabilité [des] Maisons](https://www.lvmh.fr/actionnaires/profil/message-du-president/) » du groupe
Bernard Arnault, président-directeur général du groupe de luxe LVMH. Jérémy Barande/Wikimedia

Le rêve, enfin, est un vœu que l’on chérit intimement depuis longtemps, l’objet du rêve faisant entrer dans un monde fantasmé, hors de l’ordinaire. Ne parle-t-on pas de voitures de rêve ou de villas de rêve lorsque l’on pense luxe ? Le rêve, lui, peut attendre. De toute façon, il faudra attendre car le sac iconique Hermès n’est en général pas disponible, la demande étant bien supérieure à l’offre et devant le rester.

La « mode-ification » du luxe

Désir et rêve ne sont pas interchangeables. Ils ne convoquent pas les mêmes actions, les mêmes stratégies. Certes le désir se nourrit de rêve mais leurs mécanismes diffèrent. On doit au philosophe français René Girard la révélation de la logique du désir, à travers ce qu’il appelle la triangulation du désir : en réalité, ce que l’on désire c’est le désir des autres pour ce même objet. C’est pourquoi l’objet du désir est si facilement substituable.

Le « it bag » de l’année prochaine sera donc différent de celui de cette année. Il le faut, business model de la mode oblige. Ce n’est pas une question de différences entre ces deux sacs, mais de stimulation initiée par ceux dont le désir est digne d’être imité pour être dans le coup, et le montrer sur les réseaux sociaux. Le business model du luxe, lui, n’a pas besoin de « best-sellers » mais de long-sellers. Économiquement, ce modèle est celui de la rente, source durable de cash car portant sur les produits iconiques de la marque dont le prix toujours à la hausse soutient le rêve.

Une première conclusion s’impose. Bien que le luxe soit l’industrie de l’excellence et base sa valeur sur la sur-qualité et la créativité de ses produits, l’extra-ordinaire qui dure longtemps, nombre de marques dites « de luxe » sont devenues en fait des marques « de mode », car elles sont managées comme telles.

Le passage au désir atteste d’un glissement progressif du luxe vers la mode. Il faut du neuf chaque fois ! Peu importe que les produits soient faits pour durer, il faut renouveler le désir chaque saison : ces produits iront remplir les garde-robes et, plus tard, les sites de ventes de seconde main.

Coûts fixes et impératif de nouveauté

Le luxe est un secteur à coûts fixes élevés. Pas de luxe sans magasins exclusifs, situés dans des lieux prestigieux. Tout doit être parfait, même si aucun client n’est encore entré dans ces magasins. Car même si l’e-commerce croît, le commerce physique représente encore près des trois quarts des ventes du luxe dit personnel. C’est là que se construit l’expérience client hors pair.

Dans le luxe d’aujourd’hui, il s’agit donc de rentabiliser ces considérables investissements représentés par les magasins « flagships », construits à grands frais par des architectes stars, lieux du culte de la marque. Les marques ont besoin que leurs clients viennent en nombre et surtout qu’ils reviennent régulièrement.

C’est pourquoi le luxe, habitué au temps long, se doit aujourd’hui de proposer du nouveau systématique, comme la mode. Les multiples défilés en sont l’occasion, comme les nombreuses collections dites capsules, les évènements culturels, ou encore les projets dans la restauration. L’obligation de renouveler le désir fait revisiter points de vente et plates-formes. Les marques sont devenues des destinations cultuelles, culturelles aussi.

Sac modèle « it bag » 2.55 de Chanel)
Le « it bag » de l’année ne sera pas le même que celui de l’an prochain. Heureusement pour les marques, qui doivent sans cesse se renouveler. (Ici, le 2.55 de Chanel). Liu Wen Cheng/Wikimedia, CC BY-SA

C’est pourquoi, pour durer, les marques de luxe ont besoin de puissance financière à l’échelle des enjeux. Small est certes romantique mais il n’est plus vertueux. Cela rend les marques peu visibles, peu connues des nouveaux acheteurs du luxe dans le monde, partout où le désir de luxe croît.

Toujours doper la désirabilité

Le luxe à la française a une caractéristique, il vise le podium en termes de rentabilité. Mais cette profitabilité ne résulte pas d’une marge brute due à la réduction des coûts de fabrication ou de la qualité : la rentabilité croît par la création de valeur, par le haut. Cela le différencie du management des marques américaines qui se positionnent sur un luxe dit « accessible », une autre façon de dire qu’elles ne contrôlent pas leurs exclusivités, leurs prix publics, ni leur distribution.

En France, les groupes de luxe cotés doivent apporter de bonnes nouvelles à la bourse, séduite par le rêve de rentabilité hors pair attendue d’un secteur réputé pour ses marges. Il faut un contrepoids à la hausse des prix : toujours doper la désirabilité, qui fait de l’achat le must du moment.

Les stimulants de ce désir renouvelé sont connus : créativité certes, mais aussi mécanismes de rareté virtuelle tels que les éditions limitées, offres exclusives à durée limitée, collaborations éphémères avec des marques et artistes à la mode, etc.

Il faut aussi être présent là où vivent les riches d’aujourd’hui, plus jeunes, plus connectés et plus asiatiques : clubs, lieux dédiés, mais surtout réseaux sociaux. Or cette présence a un coût très élevé car tout ce que fait le luxe doit être supérieur, surprenant et beau. Les influenceurs aussi ont un coût, devenu inaccessible quand la marque reste trop petite.

La quête de préserver la désirabilité du luxe traduit enfin, selon nous, un souci croissant de perte de légitimité. Est-il légitime d’avoir le goût du luxe, et encore des goûts de luxe ? Certes, il y a toujours eu le luxe : il faut bien sortir de la banalité de la vie ordinaire, vivre des expériences extra-ordinaires, jouir de moments rares, d’objets sophistiqués, bien faits et symboles du goût supérieur de leurs possesseurs.

Mais ce qui est nouveau est la « luxification de nos sociétés », c’est-à-dire l’extension du luxe bien au-delà de sa niche initiale. Cette extension ne saurait être qu’une invitation matérialiste à jouir, en ces temps inquiets où des voix s’élèvent pour que l’on change de vie, que l’on change la consommation. Au-delà de la prise en compte de la responsabilité environnementale et sociale tout au long de la chaîne de valeur, il faut donc s’interroger sur l’apport réel du luxe à la société, condition de sa désirabilité sociale durable.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now