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Un homme tient un bloc de glace.
Comment expliquer le paradoxe d'une matière collante et glissante ? Martin Robles/Unsplash

La glace : pourquoi ça glisse, pourquoi ça colle ? Les physiciens patinent depuis 150 ans

Malgré le réchauffement climatique, la glace pose des problèmes considérables en conditions hivernales, notamment sur les carlingues des avions, les voies routières ou ferroviaires, ou encore sur les lignes électriques.

Qu’elle soit sous la forme de givre, ou d’un glaçon lisse et transparent, la glace adhère spontanément et même assez fortement sur de nombreuses surfaces solides. Pourtant, tout imprudent ayant dérapé sur une plaque de verglas en témoigne : la glace peut être aussi très glissante. Ainsi la glace nous apparaît tantôt collante, tantôt glissante.

Depuis plus de 150 ans, de nombreux scientifiques ont réfléchi à la raison pour laquelle la glace est glissante. Parmi eux, de célèbres physiciens tels Lord Kelvin ou Michael Faraday ; ce dernier, plus connu pour ses travaux en électromagnétisme, fut le premier à imaginer la présence d’une fine couche d’eau liquide couvrant la glace, même bien en dessous de 0 °C. Au contact d’un solide, cette couche superficielle joue un rôle de lubrifiant diminuant fortement les frottements sur la glace. L’existence de cette couche liquide sera confirmée par l’expérience plus d’un siècle plus tard.

Pourquoi la glace glisse-t-elle ?

Répondre à la question « pourquoi la glace est glissante ? » revient donc à comprendre le mécanisme sous-jacent à la génération de cette fine couche d’eau liquide sur la glace.

Comme l’eau est plus dense dans sa phase liquide qu’à l’état de glace, on a longtemps cru que la fonte de la glace en surface était liée à un excès de pression dû par exemple au poids du patineur sur la faible surface de ses patins : en comprimant davantage la glace, donc en augmentant la densité localement, on provoquerait ainsi sa fonte.

Un autre mécanisme pour la fonte de surface a aussi été évoqué : le dégagement de chaleur par friction de l’objet se déplaçant sur la glace. Quand on frotte un solide contre un autre, ça chauffe (on le constate en se frottant machinalement les mains pour les réchauffer).

Pourtant ces deux mécanismes n’expliquent pas pourquoi la glace reste glissante en dessous de -20 °C. En effet, à de telles températures, il faudrait une pression considérable (environ 500 fois la pression exercée par un patin à glace) pour causer la fonte.

Dans les années 1960, soit plus d’un siècle après Faraday, en mesurant la résistance mécanique d’un fil lentement tiré à travers la glace « froide » (en dessous de -20 °C), Telford et Turner ont montré que la glace restait glissante jusqu’à -35 °C, température à laquelle la chaleur dégagée par frottement ne suffirait pas à provoquer la fonte.

Ce n’est qu’environ un siècle après l’intuition de Faraday qu’on pût mettre en évidence indirectement cette couche liquide, en mesurant une quantité intrinsèque aux propriétés de la surface et non du volume ; en l’occurrence ses propriétés d’absorption de vapeurs d’hydrocarbures qui sont assez comparables à celle de l’eau liquide ! Mais il restait à caractériser cette couche, et en premier lieu à en mesurer l’épaisseur ; des techniques utilisant la diffusion de protons ou de rayons X, utilisées habituellement pour l’étude de la structure des cristaux, ont permis d’estimer cette épaisseur entre un et plusieurs centaines de nanomètres. Certaines études ont même suggéré que cette épaisseur divergeait lorsque la température s’approche de 0 °C. L’intuition de Faraday est d’autant plus impressionnante que de telles épaisseurs sont invisibles à l’œil nu. Plus récemment, des simulations numériques ont permis de mieux représenter la structure de cette couche liquide. Par la suite, on qualifia cette couche de « pseudo-liquide » ou « quasi-liquide » pour la différentier de la vraie phase liquide.

Modélisation de la structure de la glace où on voit le désordre structurel propre aux liquides sur une épaisseur d’une à deux molécules. Plus profondément dans la glace, on retrouve la structure ordonnée (cristalline) de la glace. Philippe Brunet/adaptée de T. Ikeda-Fukazawa et K. Kawamura, Fourni par l'auteur

Ces travaux théoriques ont montré que dans cette couche superficielle, les molécules ont la capacité de se mouvoir plus librement, confirmant son rôle de lubrifiant. Néanmoins, la structure moléculaire n’est pas exactement la même que celle de l’eau liquide, ce qui a des conséquences sur les propriétés mécaniques de cette couche pseudo-liquide. La caractérisation de ces propriétés est depuis quelques années un sujet de recherche « chaud ».

Une étude récente a montré une forte corrélation entre la mobilité individuelle des molécules et le coefficient de friction macroscopique (plus ce coefficient est faible, plus on glisse aisément), ce qui suggère que ce n’est pas tant l’épaisseur de la couche qui importe pour mieux glisser mais plutôt le mouvement individuel des molécules. La valeur minimale du coefficient de friction est mesurée à -7 °C, température connue des skieurs et patineurs comme étant optimale à leur activité.

Une autre recherche est allée au cœur de la couche pseudo-liquide à l’aide d’une nano-sonde, une pointe de microscope à force atomique. En faisant vibrer cette pointe reliée à un capteur de force extrêmement précis, mesurant la friction entre la pointe et le liquide dans la couche, les auteurs ont mesuré que ce liquide peut être 50 fois plus visqueux que l’eau liquide, et qu’il possède en outre une élasticité (propriété plutôt liée à l’état solide) ; cette viscosité comparable à celle des huiles alimentaires et cette élasticité inattendue font de cette couche pseudo-liquide un excellent lubrifiant. Par ailleurs, ces mêmes auteurs ont mesuré que la force de friction diminue avec la vitesse de glissement, ce qui suggère que le mécanisme de fonte par friction intervient, mais de manière minoritaire. Peut-être est-ce là que réside le secret des compétiteurs de curling…

En résumé : la glace glisse car il se forme spontanément une couche liquide d’environ 1 à 100 nm d’épaisseur à sa surface. Les propriétés mécaniques (viscosité, élasticité) de cette couche, différentes de l’eau liquide, ainsi que la mobilité des molécules qui la composent, bien supérieure à celle de la glace solide, lui confèrent son caractère lubrifiant exceptionnel.

Pourquoi la glace colle-t-elle ?

Alors que l’origine longtemps débattue du caractère glissant de la glace a finalement trouvé des explications assez précises et convaincantes, les mécanismes à l’origine du caractère collant de la glace sont encore sujets à questionnement.

Pourtant, de nombreuses études expérimentales ont été menées depuis près de 70 ans. En général, on utilise un dispositif expérimental relativement simple : un bloc de glace collé sur un solide est poussé par un piston, lui-même relié à un capteur de force. Lorsque le glaçon se détache, la force enregistrée par le capteur devient soudainement nulle et on mesure la valeur maximale avant ce décrochement. Mais ces résultats ont montré des tendances parfois contradictoires, et une assez forte dispersion.

Une récente revue sur ce sujet concluait que la force d’adhésion de la glace « dépend non seulement de la composition chimique, de la rugosité de la surface, des propriétés mécaniques et thermiques du substrat », mais « dépend aussi de manière critique de la température et même du dispositif expérimental de mesure d’adhésion ». Pour être un peu plus précis, lorsqu’on explore la littérature sur le sujet depuis plus de 60 ans, on note que la force avec laquelle la glace colle sur un solide dépend fortement de la température dans un intervalle entre -20 °C et 0 °C (la glace colle plus fort sur un solide plus froid). Quant au rôle de la rugosité de surface, il est ambivalent : pour certains solides (notamment les métaux…), la glace adhère davantage sur un substrat plus rugueux, alors que sur certains plastiques c’est l’inverse…

Finalement, la nature chimique semble intervenir via l’affinité de l’eau liquide pour le solide, c’est-à-dire de la capacité de l’eau à s’étaler ou non sur sa surface. Cette capacité se quantifie par l’angle (dit angle de contact) qu’une gouttelette forme sur le solide. Ainsi, l’eau s’étale très bien sur du verre propre : l’angle de contact ⍺ est proche de 0° et on parle de surface mouillante. Sur une surface non mouillante (ou hydrophobe), par exemple en Téflon, l’angle de contact ⍺ est proche de 90° ou légèrement supérieur ; et sur une surface dite super-hydrophobe l’angle est supérieur à 140° : la goutte prend la forme d’une sphère qui semble rouler sans adhérer, un peu comme sur une feuille de lotus.

La glace adhère mieux sur une surface mouillante. Philippe Brunet, Fourni par l'auteur

Une étude récente a ainsi montré que plus l’eau à l’état liquide s’étale sur la surface d’un solide (faible angle de contact), plus la glace adhérera sur ce solide. Au contraire, une surface présentant peu d’affinité pour l’eau liquide sera aussi peu adhérente pour la glace.

Pourquoi cette relation entre l’étalement de l’eau et l’adhérence de la glace ? D’abord, pour que la glace adhère sur un solide froid, il est nécessaire que de l’eau à l’état liquide ait pu geler au contact du solide. Voici une expérience simple que chacun peut faire pour le vérifier :

  1. Placez une plaque de métal au congélateur ou dans votre bac à glaçons.

  2. Prenez un glaçon et posez-le sur la plaque sans extraire l’ensemble du congélateur : ça ne colle pas.

  3. Prenez un autre glaçon et laissez-le légèrement fondre à température ambiante (en l’extrayant du bac froid pendant quelques secondes par exemple) et posez-le à son tour sur la plaque froide : cette fois, ça colle !

Que peut-on en conclure ? Intuitivement, plus l’affinité de l’eau pour la surface est forte, plus l’eau liquide s’infiltre facilement dans les rugosités et interstices à la surface du solide, augmentant la surface de contact entre celui-ci et la glace après solidification, consolidant ainsi l’adhérence. Par ailleurs, cette expérience montre le rôle d’adhésif tenu par l’eau liquide. Lorsqu’on utilise un adhésif classique, de la colle liquide, pour assembler deux pièces, c’est en solidifiant (par l’évaporation d’un solvant dans la colle) que l’adhésion forte et définitive s’effectue. C’est un peu la même chose qui se passe lorsque l’eau liquide, en se refroidissant au contact du solide froid, se solidifie. La couche d’eau gelée joue alors le rôle de l’un des solides.

Un glaçon collé sur une barre de métal froide (sortie du congélateur). Philippe Brunet, Fourni par l'auteur

Mais le détail des mécanismes régissant l’adhésion reste flou. Pour un adhésif « classique », l’adhérence est assurée par l’adsorption dans le solide de longues molécules (polymères) composant la colle. Les molécules d’eau sont trop courtes pour un tel mécanisme. Cependant, des théories à l’échelle moléculaire ont mis en évidence que lors de la solidification de l’eau, la formation du réseau cristallin de la glace peut présenter de nombreux défauts structurels ; des charges électrostatiques se retrouveraient alors engendrées au voisinage de ces lacunes cristallographiques. Cette cristallisation imparfaite vient notamment du fait que la glace se forme au contact de la surface d’un solide, lui-même imparfait. Ainsi sur la plupart des solides, l’adhésion de la glace serait principalement due aux forces électrostatiques (dite forces de Coulomb), en raison de ces charges piégées près de la surface de la glace. Ces théories ne fournissent que des preuves indirectes de ce mécanisme, alors que d’autres forces d’origine électrostatique peuvent contribuer à l’adhésion de manière plus minoritaire, notamment des interactions dites « à longue portée » non spécifiques à la nature cristalline du solide et… fortement impliquées dans l’étalement de l’eau liquide sur un solide ! Parvenir à mesurer même indirectement ces interactions électrostatiques reste un défi expérimental. Ainsi dans l’état actuel des connaissances, la compréhension de l’adhésion de la glace n’est que partielle. L’une des solutions pourrait être d’utiliser un type de sonde locale telle que celle mentionnée plus haut, ayant permis de mesurer les propriétés de la couche pseudo-liquide.

Comment rendre la glace moins adhérente ?

À défaut de pouvoir expliquer en détail l’adhérence de la glace, on peut néanmoins tenter d’en diminuer la force. L’idée d’utiliser des traitements déperlants pour l’eau a naturellement émergé, mais les résultats pour la glace sont mitigés. En effet, ces traitements utilisent une micro-structuration, dans laquelle l’eau peut s’empaler accidentellement, entraînant alors un ancrage accru de la glace, couplée à des dépôts chimiques pouvant se dégrader avec le froid. Ainsi ces traitements sont peu robustes dans le temps et peuvent entraîner l’effet inverse de celui escompté. Des solutions plus prometteuses proposent d’étaler une fine couche d’huile ou d’un hydrogel sur la surface, mais des problèmes de stabilité de ces couches sur de grandes surfaces subsistent.

Une autre approche consiste à utiliser des méthodes actives de dégivrage. Parmi ces techniques, les ultrasons de surfaces, générant des « micro-tremblements de terre » sur le solide, peuvent provoquer le décrochement de la glace. Nous étudions actuellement cette méthode au laboratoire MSC.

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