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La mort d’Elizabeth II ou la fin d’une « nouvelle ère »

Un drapeau britannique représentant la reine flotte devant le château de Windsor
Devant le château de Windsor, le 9 septembre 2022. Adrian Dennis/AFP

Lorsque la reine Elizabeth II accède au trône en 1952, l’impact de la Seconde Guerre mondiale, qui s’est achevée seulement sept ans plus tôt, se fait encore fortement sentir au Royaume-Uni. Les travaux de reconstruction sont toujours en cours et le rationnement de produits essentiels tels que le sucre, les œufs, le fromage et la viande se poursuivra pendant encore un an environ.

Mais à l’austérité contrainte des années 1940 succède une décennie 1950 plus prospère. Il n’est donc peut-être pas étonnant que le couronnement de 1952 ait été salué comme l’annonce d’une nouvelle ère élisabéthaine. La société était en train de changer, et avait désormais à sa tête une jeune et belle reine.

Soixante-dix ans plus tard, le pays n’est plus du tout le même. De tous les règnes de l’histoire britannique, c’est probablement celui d’Elizabeth II qui a vu le Royaume-Uni connaître l’expansion technologique la plus rapide et les changements sociopolitiques les plus spectaculaires. Examiner la vie d’Elizabeth II, c’est s’interroger non seulement sur l’évolution que la monarchie a connue durant cette période, mais aussi sur la profonde transformation du royaume lui-même au cours des XXe et XXIe siècles.

« Global Britain »

Si le règne d’Elizabeth Ière (1559-1603) a été une période d’expansion coloniale, de conquête et de domination, le « nouvel âge élisabéthain » a été, au contraire, celui de la décolonisation et de la perte de l’empire.

Lorsque Elizabeth II monte sur le trône en 1952, les derniers vestiges de l’Empire britannique sont encore intacts. L’Inde a obtenu l’indépendance en 1947, et d’autres pays vont rapidement suivi dans les années 1950 et 1960. Bien qu’il existe depuis 1926, le Commonwealth fonctionne selon les principes de la Déclaration de Londres de 1949, qui rend les États membres « libres et égaux ». Son existence même confère à la royauté un vernis de pouvoir colonial étant donné que tous ses pays membres partagent une histoire commune liée à l’Empire britannique, et la perpétuation du Commonwealth continue d’investir le monarque britannique d’un pouvoir symbolique.

Le Commonwealth occupe une place importante dans la cérémonie de couronnement de 1953 : de nombreux programmes télévisés montrent les célébrations organisées à cette occasion dans les pays du Commonwealth, et la robe portée ce jour-là par la reine est décorée des emblèmes floraux des pays membres. Tout au long de son règne, Elizabeth II portera toujours une attention particulière au Commonwealth.

L’histoire coloniale du Commonwealth n’aura pas été sans influence sur les débats ayant précédé le vote sur le Brexit et a souvent été invoquée dans les projets nationalistes portés par le camp du « Leave » – des projets dont l’historien Paul Gilroy estime qu’ils sont marqués par une forme de « mélancolie postcoloniale ». Elizabeth II était l’incarnation vivante du stoïcisme britannique, de « l’esprit du Blitz » et de la puissance impériale du Royaume-Uni – autant de concepts sur lesquels la rhétorique du Brexit reposait largement. Quel effet sa disparition aura-t-elle sur la nostalgie qui imprègne la politique de la droite britannique contemporaine ?

Les médias et la monarchie

Lors du couronnement d’Elizabeth II, Winston Churchill, alors premier ministre, se serait opposé à l’idée de retransmettre la cérémonie en direct à la télévision, estimant que les « dispositions mécaniques modernes » nuiraient à la magie du couronnement et que « les aspects religieux et spirituels ne devraient pas être présentés comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre ».

La télévision était à l’époque une nouvelle technologie, et l’on craignait que la télédiffusion de la cérémonie n’entre trop dans l’intimité de la famille royale. Malgré ces craintes, la retransmission du couronnement a été un grand succès. Le projet de recherche « Media and Memory in Wales » a révélé que le couronnement a joué un rôle formateur dans les premiers souvenirs que les gens ont de la télévision. Même les Britanniques qui n’étaient pas des monarchistes fervents pouvaient faire un récit détaillé de cette journée.

L’image royale a toujours été médiatisée, du profil du monarque sur les pièces de monnaie aux portraits officiels. Sous Élisabeth II, cette médiatisation a connu un développement radical, de l’émergence de la télévision aux réseaux sociaux et au journalisme citoyen (des processus liés à la démocratisation du pays et à la participation croissante des habitants à la vie publique), en passant par les tabloïds et les paparazzi. Jamais la monarchie n’aura été autant placée sous les projecteurs.

Dans mon livre Running The Family Firm : How the monarchy manages its image and our money, je soutiens que la monarchie britannique s’appuie sur un équilibre délicat entre visibilité et invisibilité pour reproduire son pouvoir. La famille royale peut être visible sous des formes spectaculaires (cérémonies d’État) ou familiales (mariages royaux, bébés royaux). Mais les rouages internes de l’institution doivent rester secrets.

Sur cette photo prise en mai 1969 à Sandringham, on voit tous les membres de la famille royale britannique. De gauche à droite : le prince Edward, le prince Philip, la reine Elizabeth II, la princesse Anne, le prince Charles et le prince Andrew. AFP

Tout au long du règne de la reine, la monarchie a cherché à préserver cet équilibre. Un bon exemple en est donné par le fameux documentaire de 1969 de la BBC-ITV, Royal Family, qui utilisait les nouvelles techniques du « cinéma-vérité » pour suivre la monarchie pendant un an – ce que nous appellerions aujourd’hui de la « télé-réalité ». Ce documentaire de 90 minutes nous donne un aperçu intime de scènes domestiques, telles que des barbecues en famille ou un passage de la reine dans une confiserie avec le jeune prince Edward. « Royal Family » fut un grand succès d’audience, mais pour un certain nombre d’observateurs, le style voyeuriste risquait de nuire à la mystique propre à la monarchie. D’ailleurs, le palais de Buckingham a édité le documentaire, le rendant inaccessible au grand public pendant des années, et 43 heures de séquences filmées sont restées inutilisées.

Les « confessions royales », inspirées de la « celebrity culture » et fondées sur la divulgation de détails intimes, ont hanté la monarchie au cours des dernières décennies. La plus marquante de ces confessions fut sans doute l’interview de Diana dans le cadre de l’émission Panorama en 1995, au cours de laquelle elle a parlé ouvertement d’adultère au sein de son couple avec Charles, des intrigues de palais dont elle faisait l’objet et de la détérioration de sa santé mentale et physique.

Unes de plusieurs journaux le 5 novembre 1995 au lendemain de la diffusion de la fameuse interview de Diana. Johnny Eggitt/AFP

Plus récemment, dans une interview accordée à Oprah Winfrey, le prince Harry et son épouse Meghan Markle ont également tenu des propos très durs à l’égard de la famille royale, qu’ils ont notamment accusée de racisme. Ces interviews ont exposé les rouages de l’institution et rompu l’équilibre visibilité/invisibilité.

Comme le reste du monde, la monarchie a désormais des comptes sur la plupart des grandes plates-formes de réseaux sociaux britanniques. Le compte Instagram du duc et de la duchesse de Cambridge, géré au nom du prince William, de Kate Middleton et de leurs enfants, est peut-être l’exemple le plus évident du « familialisme » royal contemporain. Les photographies semblent naturelles, impromptues et informelles, et sont présentées comme l’« album de photos de famille » des Cambridge, offrant des aperçus « intimes » de leur vie quotidienne. Pourtant, comme pour toute représentation royale, ces photographies sont mises en scène avec précision.

Les réseaux sociaux ont donné à la monarchie accès à une génération plus jeune, plus encline à faire défiler les photos de la famille royale sur les applications téléphoniques qu’à lire les journaux. Comment cette génération va-t-elle réagir à la mort de la monarque ?

Les royaux, personnalités politiques

La reine a accédé au trône pendant une période de transformation politique radicale. Le parti travailliste de Clement Atlee avait remporté de façon écrasante les législatives en 1945, ce qui semblait indiquer que les électeurs souhaitaient un changement profond. En 1948, la création du National Health Service (NHS), élément central de l’État-providence d’après-guerre, promettait aux Britanniques un soutien de l’État durant toute leur vie.

Le parti conservateur de Winston Churchill reprend la majorité au Parlement en 1952. Churchill s’adresse à un électorat plus traditionnel, impérialiste et farouchement monarchiste. Le contraste entre ces idéologies se manifeste dans les réactions au couronnement de la reine en juin 1953. Illustration parmi d’autres : une caricature du dessinateur David Low, intitulée « The Morning After », représentant les restes d’une fête somptueuse (banderoles, bouteilles de champagne…) et accompagnée de l’inscription « £100,000,000 dépensés », a été publiée dans le Manchester Guardian le 3 juin 1953. Le journal a rapidement reçu 600 lettres dénonçant le « mauvais goût » du dessin.

Dans les années 1980, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher a entamé un démantèlement systématique de l’État-providence d’après-guerre, promouvant le libre-échange néolibéral, les réductions d’impôts et l’individualisme.

À l’époque des années « Cool Britannia » de Tony Blair, au début du nouveau millénaire, la reine était une femme âgée. La princesse Diana était la « princesse du peuple », dont l’« authenticité » mettait en évidence la « déconnexion » de la monarchie d’avec la société.

En 2000, trois ans après la mort de Diana, le soutien à la monarchie était à son point le plus bas. Le grand public estimait que la reine avait réagi de manière inappropriée, qu’elle n’avait pas trouvé le moyen de répondre à la douleur de ses sujets et qu’elle n’avait pas su « représenter son peuple ». On se souvient de cette manchette de The Express : « Montrez-nous que vous vous souciez de nous : les personnes en deuil demandent à la reine de mener notre deuil ».

Elle a fini par rompre le silence en prononçant un discours télévisé dans lequel elle a souligné son rôle de grand-mère, occupée à « aider » William et Harry à faire leur deuil. Ce rôle de grand-mère, elle allait continuer de le jouer par la suite : sur les photographies publiées à l’occasion de son 90ᵉ anniversaire en 2016, prises par Annie Leibowitz, elle est assise dans un cadre domestique, entourée de ses plus jeunes petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Et maintenant ?

C’est l’image de la reine dont beaucoup se souviennent : une femme âgée, habillée de façon impeccable, serrant dans ses mains son sac à main emblématique et familier. Bien qu’elle ait été chef d’État au cours de nombreux changements politiques, sociaux et culturels sismiques des XXe et XXIe siècles, le fait qu’elle ait rarement exprimé publiquement ses opinions politiques signifie qu’elle a réussi à entretenir toute sa vie durant la neutralité politique constitutionnellement imposée au monarque.

Elle a également veillé à rester une icône. Elle n’a jamais vraiment eu de « personnalité », à la différence d’autres membres de la famille royale, qui ont entamé une relation amour-haine avec le public parce que nous en savons de plus en plus sur eux.

La reine est restée une image : elle est en effet la personne la plus représentée de l’histoire britannique. Pendant sept décennies, les Britanniques n’ont pas pu faire un achat en espèces sans rencontrer son visage. Une telle banalité quotidienne démontre l’imbrication de la monarchie – et de la reine – dans le quotidien des habitants du Royaume-Uni.

La mort de la reine ne peut qu’inciter le pays à réfléchir sur son passé, son présent et son avenir. L’avenir nous dira ce que sera le règne de Charles III, mais une chose est sûre : le « nouvel âge élisabéthain » est révolu depuis longtemps. Le royaume se remet actuellement des récentes ruptures du statu quo auquel il était habitué – du Brexit à la pandémie de Covid-19, en passant par les appels continus à l’indépendance de l’Écosse.

Charles III hérite d’un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était quand sa mère est montée sur le trône. Quel sera le poids de l’institution royale, avec Charles III comme nouveau souverain, dans le futur du Royaume-Uni ?

This article was originally published in English

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