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La passion ou la gestion ? Le dilemme de l’artisan

Passionnés par leur activité, artisans et artisanes sont souvent moins à l'aise avec des tâches élémentaires de gestion. Shutterstock

Si l’artisanat a toujours été vanté par les institutions représentatives comme étant la « première entreprise de France », cela n’a jamais été aussi vrai qu’en 2023. Avec plus de 1 800 000 entreprises pour plus de 3 millions d’actifs, le secteur est en plein boom, le nombre d’entreprises a presque doublé depuis 2015.

L’artisanat, c’est le secteur des métiers : il en regroupe 250, auxquels s’ajoutent de nombreuses activités, d’art par exemple. Un métier est une activité manuelle, de production/fabrication ou de services, que l’artisan exerce au service d’une clientèle – bien souvent – de proximité. Auparavant, l’accès à l’artisanat se faisait par le Certificat d’aptitudes professionnelles (CAP), passé durant l’adolescence, puis par une expérience en tant qu’ouvrier. Enfin, l’ouvrier, en quête d’autonomie, se met à son compte. Tel est ce que le sociologue Bernard Zarca identifiait, dans les années 1980, comme le parcours idéaltypique artisanal.

De récents travaux ont mis en évidence la part croissante, dans le secteur artisanal, de ceux que Caroline Mazaud, sociologue à l’école supérieure d’agricultures appelle des « reconvertis », des anciens cadres ou autres professions libérales, qui partent chercher du sens dans le travail manuel, « une architecte d’intérieur devenue boulangère, un ex-banquier à la tête de sa fromagerie… ».

Quel que soit leur parcours d’accès à l’artisanat, CAP ou reconversion, les artisans vont devoir, dans leur nouvelle vie de chef d’entreprise, jongler avec deux casquettes : celle de producteur, et celle de chef d’entreprise. À l’instar de Spinoza, qui oppose la passion et la raison, nous observons le rapport des artisans entre la passion et la gestion. Notre travail de thèse, ainsi que celui bientôt publié dans la revue de l’entrepreneuriat, traite de cette dualité, qui malheureusement peut parfois devenir source de tensions pour les artisans, qualifiées de « conflits identitaires » en psychologie. Ces tensions entre la passion et la gestion vont générer des difficultés de plusieurs ordres.

Le temps de travail et le prix

Nous identifions tout d’abord des tensions liées à la qualité du produit. Les artisans (ou les artisanes, qu’il convient de ne pas oublier, et qui sont nombreuses dans notre étude) sont en effet des professionnels dans un métier, et bien souvent, ce métier est aussi passion. Or, la passion peut entraîner l’artisan à faire ce que nous pourrions appeler de la « surqualité », à vouloir trop en faire. Cette surqualité génère deux difficultés. Tout d’abord, le prix de vente est difficile à fixer, quand l’artisan passe trop de temps pour atteindre la perfection ; soit le prix du produit devient prohibitif, soit l’artisan vend ses heures au rabais. Clotaire, ébéniste, nous explique :

« J’ai augmenté mes prix déjà depuis 2 ans. Mais sur une table, par exemple, je vais encore facturer 13h de travail alors que je vais en mettre 25 : je n’arrive pas encore à facturer aux vraies heures et aux vrais taux horaires. »


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Lorsque les clients essayent de discuter du tarif, cela peut dégrader la relation en créant une situation qui peut devenir conflictuelle. La négociation du prix, pratique somme toute courante dans le commerce, peut être vécue comme un casus belli par l’artisan. Brunehaut, bijoutière, redoute d’avoir à y faire face :

« Non, ils ne discutent pas les prix. Soit ils s’en vont, soit ils commandent. Je n’ai jamais eu ça et heureusement : je pense que je m’énerverais un peu. »

La deuxième source de tension est liée à la croissance de l’entreprise. 91 % des entreprises artisanales sont de très petite taille (moins de 5 salariés, voire aucun). Les artisans, bien souvent, se mettent à leur compte pour être autonomes et non pour devenir businessman ou businesswoman. Si l’artisan embauche, il peut perdre ce rapport avec son métier et se trouver de plus en plus accaparé par les activités de gestion, qui clairement ne sont pas une passion, et pour lesquelles leur formation n’est pas du tout adaptée. C’est ce que nous explique Thierry, ancien boucher :

« C’est justement ces problèmes qu’on ne nous apprend pas au CAP : gestion des collaborateurs, de la vie de l’entreprise, toutes ces choses-là on ne nous les apprend pas là-bas. On ne sait pas regarder quelqu’un dans les yeux en lui disant : “écoute, je suis désolé, mais tu ne fais pas l’affaire”. »

Planter une graine de gestion dans ce terreau de passion

On touche au cœur du sujet. Les artisans sont de formidables professionnels, avec un savoir-faire technique, traditionnel – et parfois patrimonial – dont la France ne peut qu’être fière. C’est d’ailleurs non sans raison que les consommateurs privilégient de plus en plus l’artisanat, perçu comme plus authentique. Néanmoins, si la passion et l’engagement envers le métier sont souvent irréprochables, les connaissances et compétences en gestion de nombre d’artisans sont parfois insuffisantes et ils se « retrouvent dedans », comme en témoigne Clothilde, une experte-comptable :

« Vous allez chez un coiffeur, c’est son métier, c’est son plaisir : il va vouloir faire de la créativité, donc il va faire un shampooing brushing en 1h15 et il va le vendre à 18€. Vous savez qu’il va être dedans. Vous allez chez celui qui va vouloir monter son petit resto, qui est passionné de cuisine, qui voit Top Chef et qui, du coup, va vous proposer un menu entrée, plat, dessert à 18€. Et quand vous voyez le menu, vous savez qu’il va être dedans, avant même de leur avoir fait calculer le coût de revient. Il vous dit “ah non, mais à la louche”, et vous lui dites “non, mais ce n’est pas à la louche”. Moi je veux que tu pèses tout. »

Il existait, il y a encore quelques années, un stage obligatoire préalable à l’installation pour les futurs artisans. Si ceux qui l’ont suivi nous ont indiqué que c’était loin d’être parfait, cela avait au moins le mérite de poser des bases : planter une graine de gestion dans ce terreau de passion. Supprimer ce stage préalable fut, selon nous, une erreur. Il faudrait, si nous souhaitons que le secteur artisanal croisse, embauche plus, aider les artisans à maîtriser les concepts de gestion le plus rapidement possible. Nous éviterions ainsi probablement un certain nombre de faillites. Car, il faut le dire, si le secteur créé des entreprises, il en détruit également beaucoup : en 2022, 42 500 défaillances d’entreprises ont été enregistrées, et parmi elles de nombreux artisans.

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