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« La voix d’avril » : contestation et censure dans Shanghaï confinée

Les quelque 25 millions d’habitants de Shanghaï sont confinés à leur domicile depuis près de deux mois. Hector Retamal/AFP

Shanghaï, hub financier et économique chinois qui compte 26 millions d’habitants, a été placé sous confinement strict fin mars à cause de la circulation d’Omicron, un variant extrêmement contagieux du Covid-19. Cette décision est d’autant plus surprenante que pendant la conférence de presse sur le contrôle de l’épidémie à Shanghaï le 15 mars, les autorités locales avaient clairement expliqué que le confinement ne serait pas instauré, au vu de l’importance économique de la ville pour le pays.

Le 23 avril, un internaute se faisant appeler « Jardin de fraises éternel » a mis en ligne un vidéo-clip intitulé « La voix d’avril » (si yue zhi sheng), qui est immédiatement devenu viral sur les réseaux sociaux. Sur YouTube, cette courte vidéo de moins de six minutes avait déjà cumulé plus d’un million de vues le 8 mai 2022.

The Voice of April Eng translation | China 2022 Shanghai Lockdown Record, 23 avril 2022.

Réunissant les voix de différentes personnes – fonctionnaires locaux, livreurs de nourriture, mères de famille, vieillards, policiers, bénévoles, etc. – sans en montrer ni le visage ni le nom, la vidéo relaie les plaintes de nombreux habitants face aux effets négatifs du confinement. Une mère regrette de ne pas pouvoir aller acheter de médicaments pour son enfant malade. Un homme se lamente de ne pas pouvoir rentrer dans son complexe résidentiel après avoir effectué un test PCR dehors. Un autre s’indigne car son père, malade, n’a été accepté dans aucun hôpital, les places étant réservées en priorité aux malades du Covid.

La vidéo illustre le coût humain considérable de la politique zéro Covid, en montrant son impact sur la vie quotidienne des résidents. Comme l’explique l’un des anonymes de l’enregistrement, ce qui tue, ce n’est pas tant le Covid que la difficulté à trouver de la nourriture. La voix des habitants criant à l’unisson « Envoyez-nous des provisions ! Envoyez-nous des provisions » (fa wu zi ! fa wu zi !) témoigne des lourdes conséquences du confinement auquel les Shanghaïens sont actuellement confrontés.

Créativité des internautes pour contourner la censure

Comme d’habitude, les censeurs n’ont pas tardé à bloquer la circulation de cette vidéo sur Internet et les réseaux sociaux chinois, comme WeChat et Weibo. Dès le lendemain, soit le 24 avril, l’accès à la « voix d’avril » est devenu impossible pour les internautes basés en Chine.

Cependant, ces derniers ont réussi à la faire circuler de nouveau en faisant preuve de créativité. Selon France 24 et The Guardian, les internautes ont utilisé plusieurs méthodes pour échapper aux censeurs : donner un nouveau titre à la vidéo, en l’appelant « Voice of Shanghaï » ; insérer si yue zhi sheng (titre original de la vidéo) dans des poèmes familiers aux Chinois ; ou encore créer un QR code qui donne accès à la vidéo.

Les procédés que les internautes ont employés pour diffuser « La voix d’avril » rappellent ceux qui ont été utilisés pour relayer l’article de Gong Qingqi sur Ai Fen, médecin à l’Hôpital central de Wuhan et qui fut parmi les premiers lanceurs d’alerte du coronavirus en Chine.

Publié en ligne la veille de la visite du président Xi Jinping à Wuhan le 10 mars 2020, cet article a rapidement été retiré. Les internautes se sont lancés dans une course de rapidité et de créativité avec les censeurs. Selon David Bandurski, directeur de China Media Project, les internautes ont utilisé les méthodes les plus inventives pour faire passer leur message : transformation du texte en pinyin, en coréen, en émoticones, en code télégraphe où chaque caractère est désigné par quatre chiffres… Les internautes ont également créé un QR code qui donnait là aussi accès au texte censuré.

Dans ces deux cas de censure comme dans d’autres, la créativité des internautes complique le travail des censeurs. Même si ces derniers réussissent à supprimer le contenu controversé, celui-ci ne disparaît pas complètement pour autant. À l’inverse, les informations jugées nuisibles au régime émergent de nouveau en ligne, sous une nouvelle forme ou avec un nouveau titre, déclenchant alors un deuxième cycle de compétition entre censeurs et internautes… avant que les utilisateurs trouvent d’autres formes d’expression encore plus inventives.

C’est la raison pour laquelle la censure en Chine aboutit à un résultat très paradoxal : au lieu de faire disparaître le contenu controversé, la censure a en fait aidé les internautes à affûter leur savoir-contourner.

Les tentatives de faire passer la censure pour un simple souci technique

Deux phénomènes dans ce jeu du chat et de la souris entre censeurs et internautes méritent une attention particulière, car ils montrent les limites de la capacité de l’État chinois à contrôler sa population. Premièrement, les liens qui permettent d’accéder à la « voix d’avril » sont certes bloqués ; cependant, au lieu d’expliquer aux internautes qu’il s’agit de censure, les censeurs font en sorte que les internautes reçoivent un message 404. Celui-ci indique aux internautes que la page cherchée ne s’affiche pas, mais pour d’autres raisons que la censure, comme des problèmes techniques, un délai de chargement expiré, ou l’inexistence de la page.

Margaret Roberts, une chercheuse américaine spécialisée dans la censure de l’Internet en Chine, qualifie l’effet attendu de cette pratique de « déniabilité plausible » (plausible deniability), pour exprimer l’idée que le gouvernement chinois utilise ces pages d’erreur de sorte que les internautes ne puissent l’identifier comme censeur. En compliquant l’attribution de la responsabilité, en l’occurrence pour la censure de la « voix d’avril », le gouvernement évite la confrontation directe avec les internautes, préservant sa popularité.

Bien que cette stratégie puisse éviter des conflits directs, les internautes, après avoir rivalisé d’ingéniosité avec les censeurs pendant plus de 20 ans, ne sont pas dupes. Ils comprennent rapidement qu’il s’agit de censure, dans la grande majorité des cas. De nos jours, les pages 404 affichées par les censeurs ne sont donc guère efficaces pour créer l’ambiguïté souhaitée.

La mise à contribution des médias d’État

C’est pourquoi un deuxième phénomène mérite également d’être examiné de très près : le gouvernement a mobilisé ses médias pour canaliser une opinion publique défavorable et susceptible de créer l’instabilité sociale.

Hu Xijin, l’ancien rédacteur en chef de Global Times (un quotidien créé par le People’s Daily en 1993), a publié un post sur Weibo – l’un des réseaux sociaux les plus populaires en Chine, similaire à Twitter –, expliquant que le gouvernement chinois ne faisait pas que supprimer des commentaires d’internautes, mais qu’il corrigeait en même temps les erreurs de politiques publiques. Hu Xijin a ajouté que la suppression de posts en ligne ne signifie pas que les autorités publiques ne prennent pas l’opinion publique au sérieux. Pour lui, exprimer le mécontentement sur l’Internet chinois est bien plus utile que de se plaindre dans des pays occidentaux, car les gens chargés d’effacer des contenus en ligne veillent sur l’opinion exprimée ainsi que le sentiment du peuple, ce qui accélère la prise de mesures correctives par le gouvernement.

Les commentaires de Hu Xijin sont en partie vrais. Comme le chercheur chinois Han Rongbin l’explique dans son livre Contesting Cyberspace in China, la présence d’un personnel employé par l’État pour influencer l’opinion publique en ligne peut parfois aider à résoudre les problèmes révélés sur Internet. Par exemple, en 2014, les commentateurs en ligne employés par les autorités publiques ont aidé plus de 300 travailleurs migrants dans le comté de Hukou (province du Jiangxi) à récupérer plus de 300 millions de yuans de salaires qui n’avaient pas été versés par leur employeur.

Les explications de Hu Xijin méritent attention car il est rare de voir les médias d’État et leurs responsables reconnaître l’existence de la censure en Chine. En reconnaissant l’existence de la censure, tout en la présentant comme une manifestation de la bienveillance de l’État, Hu Xijin cherche à préserver une bonne image du gouvernement auprès d’un public chinois qui se montre de plus en plus incrédule et difficile à convaincre.

C’est particulièrement le cas quand il s’agit de situations critiques comme celle du Covid-19 où la mise en place d’un confinement strict risque de rendre le gouvernement impopulaire.

La toute-puissance de l’État chinois dans le contrôle social n’est qu’un mythe

La double nécessité de censurer, d’une part, les propos dérangeants comme la « voix d’avril » et d’autre part, de justifier la censure, montre que l’État chinois est loin d’être tout-puissant et que des contraintes réelles (comme celle de plaire au peuple) peuvent l’obliger à adopter un comportement défensif.

En réalité, l’État chinois fonctionne sous une double contrainte, tiraillé par des objectifs qui se contredisent. Concrètement, il doit rendre inaudibles des voix susceptibles de provoquer des mobilisations collectives. Cet objectif peut être atteint soit par le blocage de contenus non désirables, soit par la coordination des médias pour que ceux-ci diffusent le même récit, soit par la publication massive de contenus triviaux pour noyer les contenus dérangeants, et ainsi diminuer artificiellement leur importance.

La viralité de la « voix d’avril » a de quoi inquiéter les censeurs. Selon What’s On Weibo, un site anglophone qui passe en revue l’actualité de Weibo, ce vidéo-clip est le contenu critique à l’égard des autorités chinoises le plus discuté sur Internet depuis le décès de Li Wenliang, l’un des huit premiers lanceurs d’alerte du coronavirus à Wuhan. Une diffusion libre de cette vidéo aurait donc le potentiel de mobiliser l’opinion publique contre la mise en place du confinement. La censure de la vidéo, ainsi que des commentaires relatifs à celle-ci, s’explique donc par deux facteurs. Primo, elle diminue auprès de l’audience chinoise la visibilité du mécontentement des Shanghaïens, ce qui réduit les risques de mobilisations collectives. Secundo, la censure protège le gouvernement contre la pression publique et lui permet de ne pas changer d’agenda, et donc de continuer d’appliquer la politique de « zéro Covid ».

Le pouvoir des internautes dans une Chine autoritaire

La censure de la « voix d’avril » est caractérisée par une approche à la fois coercitive et conciliante de la part de l’État. Le confinement de Shanghaï marque moins par la répression que par la recherche de l’apaisement des internautes. Alors que la répression est monnaie courante dans des régimes autoritaires, l’apaisement est moins fréquent.

Un raisonnement par l’absurde permet de mieux saisir la difficulté à laquelle le régime de la RPC est confronté et les limites de sa puissance : si l’État chinois ne connaît pas de restrictions dans l’exercice de son pouvoir, pourquoi mobiliser des stratégies de subterfuge et ne pas expliquer aux internautes simplement que c’est à cause de la censure qu’ils ne peuvent pas entendre la « voix d’avril » ?

Le dilemme du régime entre la préservation de son pouvoir d’un côté, et la légitimation de son pouvoir de l’autre, ont des conséquences importantes sur la place des internautes en Chine. Ces derniers ont de quoi mettre le pouvoir sous pression et le forcer à se justifier, même sur des enjeux aussi sensibles que la censure.

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