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J.S. Bach.

« L’Art de la fugue » de J.S. Bach, un chef d’œuvre inachevé

Au cours des 10 dernières années de sa vie, de 1740 à 1750, Jean Sébastien Bach abandonna le rythme de composition effréné qu’il avait maintenu pendant les 30 années précédentes pour mettre son énergie créative au service de six œuvres magistrales : le deuxième volume du Clavier bien tempéré, les Variations Goldberg, les variations chorales sur le chant de Noël « Von Himmel Hoch », l’Offrande Musicale, la Messe en si mineur et enfin L’Art de la fugue.

Jean Sébastien Bach (âgé de 61 ans) dans un portrait d’Elias Gottlob Haussmann, 1746.

À travers ces six compositions, il parvint non seulement à résumer les découvertes et les succès musicaux des 40 années précédentes, mais aussi à pousser dans ses retranchements les plus raffinés le langage musical dont il avait hérité – langage qu’il avait déjà largement contribué à enrichir.

Le compositeur Australien Felix Werder a dit un jour, de façon quelque peu cynique, qu’on ne pouvait pas comprendre pleinement une œuvre d’art sans savoir qui l’avait financée. Pourtant, Bach ne fut pas payé pour ces dernières compositions, et en tira très peu de revenus ; il finança même la publication de 4 d’entre elles.

Seuls 30 exemplaires de L’Art de la fugue furent vendus à l’époque, et plus tard, les caractères de cuivre utilisés pour imprimer la partition furent revendus par ses fils comme de la simple ferraille, dans l’espoir d’aider la famille à rentrer dans ses frais. Il paraît donc clair que si Bach a composé ces pièces à la fin de sa vie, c’est avant tout poussé par une ardente nécessité personnelle.

Il semble que Bach a commencé à travailler sur L’Art de la fugue en 1742, et après de nombreuses interruptions, qu’il en ait poursuivi la composition jusqu’en 1749. La partition fut publiée à titre posthume en 1751, et dans cette première édition, les éditeurs ajoutèrent la toute dernière pièce de Bach, le court choral « Devant ton trône je vais comparaître » pour compenser le fait que la dernière fugue de L’Art de la fugue soit inachevée.

On oublie trop souvent que les œuvres pour clavier de Bach avaient tout d’abord un objectif pédagogique. De même, ses trois Passions (dont l’une a été perdue) et ses 200 cantates destinées au culte avaient une visée pédagogique profonde, assortie d’une dimension sacrée. Avec L’Art de la fugue, l’intention première de Bach était de démontrer la myriade de possibilités qu’offrait la composition fugale.

Qu’est-ce qu’une fugue ?

Le dictionnaire Larousse définit la fugue ainsi :

« Genre de composition dont les deux caractères essentiels sont : 1) un style contrapuntique rigoureux, c’est-à-dire résultant exclusivement de la combinaison de lignes mélodiques, toutes d’égale importance, sans qu’aucune note puisse entrer dans un accord sans être d’abord justifiée mélodiquement ; 2) la prédominance d’un thème principal nommé sujet, présenté et développé successivement par chacune des voix selon des conventions définies. »

Avec les centaines de fugues qu’il a composées, et L’Art de la fugue, qui marque l’apothéose de son œuvre, Bach a porté la fugue à un niveau de maîtrise inouï.

La pièce tout entière est fondée sur un thème formé de deux briques fondamentales dans la musique tonale occidentale : les 3 notes d’un accord en ré mineur, et une gamme.

Excerpt 1 – Contrapunctus 1. J.S. Bach290 KB (download)
Source : [J.S. Bach, « L’Art de la fugue », BWV 1080 (Fretwork) I. Contrapunctus 1](https://www.youtube.com/watch?v=qZusfVyit3s)

Il n’y a rien de plus simple que ces deux thèmes, et il est vraiment incroyable que Bach soit parvenu à ériger un édifice musical aussi magistral à partir d’un matériau d’apparence si peu spectaculaire.

Mais ce simple thème connaît de nombreuses variations au cours des 14 fugues et des quatre canons (dans la terminologie de la musique baroque, les canons sont aussi des fugues) qui se succèdent dans la partition. Ainsi dans la troisième fugue, Bach renverse le thème : là où la mélodie descendait, elle se met à monter, et vice versa.

Excerpt 2, Contrapunctus 3. J.S. Bach264 KB (download)
Source : [J.S. Bach, « L’Art de la fugue », BWV 1080 (Fretwork) II. Contrapunctus 3](https://www.youtube.com/watch?v=6uH0CZ77Y7w)

Dans la cinquième fugue, on l’entend agrémenté de rythmes plutôt jazzy (des notes rapides viennent s’intercaler dans les intervalles de la mélodie).

Excerpt 3 – Contrapunctus 5. J.S. Bach231 KB (download)
Source : [J.S. Bach, « L’Art de la fugue », BWV 1080 (Fretwork) VI. Contrapunctus 5](https://www.youtube.com/watch?v=r2Oheu8Gruc)

Un peu plus loin, on l’entend à nouveau sous forme syncopée, sur un rythme ternaire. Au début de la 8e fugue, de nouveaux thèmes sont introduits, qui sont en réalité dérivés du thème original.

Excerpt 4 – Contrapunctus 11. J.S. Bach221 KB (download)
Source : [J.S. Bach, « L’Art de la fugue », BWV 1080 (Fretwork) XIV. Contrapunctus 11](https://www.youtube.com/watch?v=vyiAdK0dD-w)

Excerpt 5 – Contrapunctus 12. J.S. Bach246 KB (download)
Source : [J.S. Bach, « L’Art de la fugue », BWV 1080 (Fretwork) XVI. Contrapunctus 12, Inversus](https://www.youtube.com/watch?v=aEYZJNkYhxM)

La fugue finale de L’Art de la fugue fut la dernière qu’il ait jamais écrite, et aussi la plus longue. Bien que le compositeur ait souvent « caché » son nom en introduisant le motif B.A.C.H dans ses compositions (dans la nomenclature musicale allemande, les lettres correspondent à des notes. Le B est un si bémol, le A un la, le C un do et le H un si bécarre), le motif est ouvertement intégré dans cette fugue finale, et ce pour la première fois ; il correspond au troisième thème.

Cette dernière fugue n’est pas terminée, et donc L’Art de la fugue nous est parvenu inachevé, mais les spécialistes ne parviennent pas à s’accorder sur ce qui l’explique.

Nous savons désormais que c’est sans rapport avec la maladie qui emporta Bach, probablement un diabète assez avancé.

Aujourd’hui, le mystère reste entier : la dernière page a-t-elle été perdue après sa mort ? Bach l’avait-il composée sans la coucher sur le papier ? L’avait-il délibérément laissée inachevée ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il manque 47 mesures, et que c’est justement dans ces dernières mesures que Bach aurait combiné le thème principal de l’œuvre avec les 3 autres thèmes de cette fugue majestueuse.

Un dilemme pour les interprètes

Le statut inachevé de l’œuvre crée un dilemme à la fois musical, esthétique, philosophique et même éthique pour le musicien. La plupart des interprètes estompent les dernières notes pour s’arrêter là où s’achève le manuscrit. D’autres choisissent de conclure avec le choral dont nous parlions plus haut (un choral étant une courte élaboration contrapuntique sur un thème traditionnel). Cela signifie qu’après presque 80 minutes de ré mineur, l’œuvre s’achève sur un choral de 4 minutes en sol majeur.

Comme l’a remarqué un critique, cela n’a aucun sens d’un point de vue musical, mais beaucoup de sens d’un point de vue non-musical. Car si l’on considère que la musique traite de questions existentielles, conclure ainsi est parfaitement sensé. Cependant, ce même critique préfère quant à lui écouter la version du célèbre claveciniste britannique Davitt Moroney, qui a choisi encore une autre façon de conclure la fugue.

Il y a un autre point sur lequel les spécialistes ne sont pas d’accord, celui de savoir pour quels instruments fut composée cette œuvre. Elle est écrite sous la forme d’une partition ouverte, ce qui signifie que chaque portée est dédiée à une voix de la polyphonie, et comme dans presque toutes les œuvres de Bach, aucune instrumentation n’est spécifiée.

Déjà en 1751, l’œuvre était connue pour être arrangée de telle façon que l’on pouvait la jouer à deux mains sur un clavier, et cela a mené presque tous les spécialistes à en conclure que l’œuvre avait été composée pour le clavecin. Cependant, l’œuvre peut tout à fait être jouable sur un clavecin sans pour autant avoir été composée pour le clavecin : ce sont là deux choses différentes.

L’œuvre peut tout à fait être jouable sur un clavecin sans avoir été composée pour le clavecin. shutterstock

Le pianiste et écrivain américain Charles Rosen a souligné à juste titre que la question de savoir pour quels instruments l’œuvre avait été composée n’aurait pas été pertinente pour un musicien de l’époque de Bach. Les quelques privilégiés qui étaient en possession des épreuves originales jouaient sur les instruments qu’ils maîtrisaient, et qui étaient à leur disposition.

Le fait que le premier concert au cours duquel on a pu écouter L’Art de la fugue en entier ait eu lieu seulement en 1922 a souvent fait l’objet de commentaires scandalisés. Mais Bach lui-même n’avait pas imaginé un seul instant qu’une seule de ses fugues soit jouée en public, et encore moins que l’œuvre entière soit l’objet d’un concert. Dans le contexte de l’époque et au vu des pratiques qui étaient de mise, c’était tout simplement impensable.

Comme l’a dit le musicologue hongrois Paul Henry Lang :

« Chaque composante de son œuvre est faite pour être méticuleusement étudiée et lentement absorbée chez soi. »

Jouer ces œuvres dans des salles de concert revient donc à exposer des triptyques religieux du Moyen Âge dans les musées d’art moderne. Mais dans les deux cas, ce sont toujours de bons moyens d’approcher ces merveilles de la civilisation occidentale.

Dans ses compositions, Bach ne donne presque aucune indication quant à l’interprétation. C’est donc à chaque interprète de donner du relief à chaque élément de l’œuvre. Ainsi, bien que L’Art de la fugue soit une œuvre des plus sérieuses, cela ne veut pas dire que chacune des fugues qui la composent doive être jouée avec déférence et sérieux.

Ainsi, après la première fugue, très solennelle, la seconde peut presque être vue comme une parodie de la première. Les cinquième, sixième et septième fugue, qui comportent toutes des rythmés saccadés, peuvent être instaurent tour à tout un ton nerveux, pompeux puis mélancolique, tandis que la 12e flirte avec le tragique.

Cette succession d’émotions, on la retrouve dans les dernières œuvres de Shakespeare, Beethoven et Goya, qui toutes illustrent combien le pathos, l’humour, la gravité, l’exubérance et la tragédie sont inextricablement mêlés, au plus profond de la psyché humaine.

Article traduit de l'anglais par Sonia Zannad

This article was originally published in English

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