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Le cirque et la volonté générale

À chaque jeudi, sa manifestation. Daniel Maunoury/Flickr, CC BY-NC-SA

La procédure suivie pour élaborer la « loi travail » restera comme un cas d’école. Bien étrange « toilettage » du droit du travail, en effet, qui commence dans la quasi-clandestinité, qu’on remet en question ensuite de manière à rallier l’organisation syndicale la plus prompte à entrer dans le jeu, pour aboutir enfin à un processus législatif lui-même sevré par l’usage du fameux article 49.3 de notre Constitution.

Ne nous égarons pas : le coup de force institutionnel est après tout légal, puisqu’il est prévu par les textes constitutionnels. Quant à la loi elle-même, elle suscite un débat en réalité plus philosophique que technique. Personne n’a jamais démontré, au-delà des modes de la pensée dominante, que la « flexibilité » pouvait résoudre les problèmes du chômage. Chacun doit, en revanche, admettre que le texte renvoie à un des fondements de notre contrat social puisqu’il touche précisément à la place attribuée au droit au sein des sociétés libres.

Force d’obligation

Dans la tradition de la protection sociale, le droit s’imposait face aux relations sociales directes, dès lors que celles-ci étaient par trop inégalitaires. Une autre vision tend à redonner ici une force à la tractation libre, au sein même de l’entreprise. Débat vieux comme le libéralisme du XIXe siècle, mais suffisamment important pour être impeccablement tranché par l’expression claire et sans appel de la volonté générale. Celle-ci est, dans toute démocratie, la base de toute loi : reconnaissons qu’elle devrait s’imposer sur un tel sujet de manière indiscutable.

On sait, en effet, que la loi ne fait sens que comme « expression de la volonté générale » : celle-ci lui donne sa légitimité, justifie qu’on lui obéisse et qu’elle ait force d’obligation, dès lors qu’elle est adoptée, quelles que soient les réserves qu’elle ait pu préalablement inspirer.

Face à un sujet comme celui-ci, les volontés particulières sont infinies : prouver que la loi émane de la volonté générale devient donc crucial. Quels en sont en l’espèce les marqueurs ? Tous les sondages indiquent qu’une majorité claire de l’opinion publique y est défavorable ; le droit de pétition utilisé à son encontre a recueilli une masse de signataires sans précédent ; une majorité d’organisations syndicales lui est hostile et, plus encore, le législateur lui-même y est majoritairement opposé.

Paroles écrites de manifestants, 31 octobre 2016 contre la loi travail. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-SA

En termes classiques, on en conclurait que les auteurs de la loi devraient admettre leur erreur et convenir qu’ils se sont trompés sur l’appréciation de ce qu’est en l’espèce la volonté générale. Le forceps constitutionnel du 49.3 n’y pourra rien : quel avenir reste-t-il pour une loi décidément minoritaire ? L’opinion était réticente en 1981 devant l’abolition de la peine de mort, mais une majorité des représentants du peuple s’y était alors ralliée, fondant sans ambiguïté l’acte de volonté générale…

Le saint tournoi

L’histoire se complique furieusement quand le cirque entre en scène : faute de convaincre, le parcours législatif s’achèvera dans l’ivresse de l’Euro de football. Ses vapeurs feront oublier les péripéties de l’œuvre législative. Aux médias de faire leur travail. Un présentateur du 20 heures a bien osé la phrase le soir du match d’ouverture opposant la France à la Roumanie : « Et si les Français avaient besoin de se retrouver ? »

Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, vacille lui-même, rappelant que sa centrale n’avait pas vocation à entraver les supporters… Curieux dérapage : elle aurait donc vocation à ne gêner que ceux qui travaillent au quotidien ? Le supporter leur serait donc supérieur et sa cause l’emporterait sur les dangers que l’on prête légitimement à la loi ? Le piège fonctionne et le cirque est vraiment très fort !

Tout regard est donc désormais braqué sur la compétition, 100 000 policiers rappelant l’ambiance : l’allégeance aux dieux du stade l’emportant sur tout, écrasant même la liberté de ceux qui ne trouvent aucune ivresse dans les échanges de ballons ronds, anéantissant le débat politique, relégué en fin de bulletins d’information. La grève elle-même n’est digne d’intérêt que par les menaces qu’elle fait peser sur le saint tournoi. On oublie l’état d’urgence, on crée des espaces de « fans » qu’on fait sponsoriser par une marque de bière, forgeant ainsi jusqu’à la caricature des foyers de violence qu’on corrige en rameutant sans cesse plus de policiers… Jamais un cercle n’avait été aussi vicieux !

Et la volonté générale dans tout ça ? Rousseau ou le juriste Carré de Malberg s’y retrouvent-ils ? On réinvente la volonté générale par anesthésie et l’anesthésie par l’ivresse du cirque. Mais que restera-t-il de cette légitimité posée par la démocratie ? Peut-on croire en une loi adoptée quand on met à ce point la volonté générale en vacances ? Pas sûr que la formule soit sans risques pour l’avenir.

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