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L’écrivain, une « espèce » qui n’existe pas

Fresque d'écrivains à la librairie Barnes & Nobles de Stamford, Connecticut. Monica Arellano-Ongpin/Flickr, CC BY

La question de l’auteur se décline en plusieurs champs et selon différents niveaux qu’il ne faut pas confondre à moins de manquer la question. Que l’auteur revête les oripeaux sociaux de l’écrivain, c’est-à-dire une figure forgée par un éthos culturel, qui tient aussi quelque peu du folklore, qui a ses lieux, ses humeurs, et à qui l’on pardonne beaucoup, c’est là parler de la surface, ou du rôle social joué par un écrivain : social dans un sens plus proche de La Bruyère – le jeu du monde, que de la sociologie à proprement parler. Sartre a fait des clones, mais sans doute plus dans le choix des cafés que dans la création littéraire.

Quelle place dans la société ?

Si l’écrivain est ce rôle conféré par la société, alors sans doute ne voit-on plus que des fantômes d’écrivain, de même que les « intellectuels » sont en voie de disparition. Il n’est pas à le regretter, car la personnalisation du fait de la médiatisation de ces figures n’est jamais en proportion de leur œuvre et de leur pensée : Proust l’avait déjà dénoncé chez Sainte-Beuve, le biographisme et le plaisir mondain à préférer les auteurs à leur œuvre est peut-être agréable, mais totalement extra-littéraire.
Mais ceci ne concerne qu’une marge infime des écrivains.

Les autres ? Je me suis toujours demandée ce qui permettait de s’attribuer à soi-même le qualificatif d’écrivain : le fait d’écrire ? Assurément non, sans quoi la France serait à peu de choses près peuplée d’écrivains. Le fait d’être lu ? Mais alors les auteurs de best-sellers vendus en station-service peuvent prétendre à concurrencer Dostoïevski. La reconnaissance des pairs ? Il suffit de lire la liste des prix Goncourt et d’avouer sa totale ignorance quant à la grande majorité des titres récompensés. Alors quoi ? Comment peut-on prétendre qu’il s’agit là d’un métier ? Les écrivains écrivent-ils pour gagner leur vie ? Si tel est leur but, ils auraient mieux fait de choisir autre chose. Et l’on n’écrit pas par défaut.

« Exister » comme écrivain

L’écrivain est au cœur de la dialectique de reconnaissance : pour que son œuvre soit susceptible d’être reconnue comme littéraire, il faut qu’elle soit publiée, si elle est publique, il faut qu’elle soit reconnue littéraire ; les œuvres de Kafka n’en auraient pas été si elles n’avaient été soumises au public, et pourtant, on pourrait se dire que leur qualité littéraire ne dépend pas de ses lecteurs. On aurait raison. Mais alors comment rendre compte de la différence entre un poème d’adolescent romantique de troisième, et une nouvelle comme La colonie pénitentiaire ? Ni l’adolescent ni l’écrivain ne portent en eux le critère d’évaluation de leur œuvre. Celui-ci est peut-être insaisissable, du moins se fait-il dans la rencontre entre la subjectivité de l’auteur et l’objectivité de l’existence publique.

Autrement dit, il semble difficile de définir ce qu’être écrivain est : s’il a une fonction sociale, il ne s’inscrit pas pour autant dans la société comme l’un de ses rouages. Il en fait nécessairement partie du seul fait que la littérature est récupérée par l’industrie du livre, mais il lui échappe en tant que le livre pourrait aussi bien ne pas être écrit : personne ne l’attend, son existence est à la fois contingente du point de vue de la société, et nécessaire pour l’écrivain lui-même. Elle devient pourtant nécessaire, mais toujours après coup ; et l’après-coup peut parfois prendre du temps, c’est la sanction de la postérité qui fait loi.

Un statut professionnel ?

Alors comment a priori créer une structure professionalisante pour qu’en émergent des écrivains ? Pourquoi une structure ? Pourquoi une professionnalisation ? Pourquoi a priori ?

Dans le débat qui oppose Carole Bisenius-Penin à Nathalie Heinich, l’une a raison lorsqu’elle promeut l’idée un élargissement du dispositif résidentiel à une échelle européenne, que propose le programme Europe Créative (2014-2020) , « qui prévoit notamment de favoriser la mobilité des acteurs culturels et créatifs, en particulier les artistes, les écrivains ». Montrer symboliquement et économiquement que la culture a une valeur ne peut être qu’encouragé dans un monde où la rentabilité et de ce fait l’utilité sont devenus les maîtres mots du système économique. Créer de la gratuité c’est aussi résister à cela.

Mais Nathalie Heinich semble plus proche des ambivalences du statut de l’écrivain lorsqu’elle écrit :

Prétendre que l’écrivain ait un droit à « vivre de son art » au motif qu’il y consacrerait l’essentiel de son temps, c’est le condamner à produire pour le marché, de façon à trouver assez de lecteurs pour dégager des profits suffisant à le faire vivre. Or, ceci est bien connu depuis les travaux pionniers de Bourdieu dès le début des années 1970 : plus la création est subordonnée aux attentes à court terme du grand public, moins elle est personnelle et innovante, et moins elle a de chances, donc, de produire des œuvres susceptibles de passer à la postérité.

Personne n’a à sauver « cette espèce en voie de disparition » et surtout pas l’État, à moins de renouer avec les heures glorieuses d’une littérature d’État. Il peut aider la diffusion de la culture – mais que peut-il faire pour une « espèce » qui n’existe pas, puisqu’elle ne compte que des « individus ».

De la difficulté d’être hors jeu

L’écrivain doit se tenir hors jeu pour rendre compte du jeu. Et c’est en cela qu’il est en danger. Car ce n’est pas tant une question de statut, d’aide, de mécénat, de nécessité de travailler en plus (ce qui a toujours été le cas et qui ne fait pas de mal à la littérature), mais précisément la possibilité même, aujourd’hui, de se mettre hors jeu : Debord l’avait montré, la société du spectacle récupère et dissout ce qui s’oppose à elle, mais il en va de même pour la normativité économique qui inscrit chaque activité, y compris la pratique artistique, dans une chaîne à laquelle elle peut difficilement se soustraire. Être un maillon de la chaîne s’oppose structurellement à être auteur : car si « être auteur » fait signe vers le sens de l’auctorialité, être agent de sa propre œuvre, alors on ne peut à la fois être maillon et agent.

Cette contradiction est présente dans tous les champs du social. Car la crise de l’auctorialité est générale, et plus prégnante en politique. Si les hommes politiques sont soumis plus que jamais à une forme de rationalité économique, c’est leur propre autorité qui est mise en cause. Or l’autorité vient du même mot qu’auteur – auctor. Et de fait, être auteur d’un livre en appelle à la même source qu’être auteur d’une décision, non que l’auteur soit totalement libre, on sait combien les déterminismes sociaux culturels nous travaillent. Pour autant, si ces derniers occupent la totalité du réel, c’est tout à la fois la littérature et la politique dont il faut faire le deuil. En ce sens là, être auteur c’est être résistant.

On peut espérer que la résistance se perpétue, sous des modalités qu’on ignore encore. L’écrivain lui, les connaît : il écrit.

S’il y a un statut d’auteur précarisé, c’est celui du cinéma : le scénariste est souvent le moins bien payé, son statut est méprisé, parce que l’auteur, c’est le réalisateur, il n’a pas le statut d’intermittent du spectacle qui lui permettrait de vivre lorsqu’il ne travaille pas, or il ne travaille pas pour lui, il n’y a pas de syndicat d’auteurs parce qu’ils sont tous en concurrence : n’est-ce pas plutôt à ça qu’il faudrait réfléchir ?

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