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Les confluences de la gauche et du frontisme

La France bleu–blanc-rouge de Jacques Sapir. François Guillot/AFP

Au cœur de l’été, l’économiste Jacques Sapir a jeté un pavé dans la mare médiatique en appelant dans Libération à la constitution d’un « front de libération nationale anti-euro » et en précisant que « la question de l’euro allait imposer des alliances transcendant la distinction entre gauche et droite ». Et d’ajouter que cette évolution était rendue possible par un constat : « On ne peut plus nier que le FN a changé ces dernières années ».

L’outing verbal de l’économiste a eu la vertu de propulser au-devant de la scène médiatique et intellectuelle le phénomène de confluences existant entre certains secteurs de la gauche radicale et le Front national. La presse parisienne bruit depuis des semaines de multiples polémiques autour de ces confluences. Au point que le journal Le Monde n’a pas hésité à en faire sa « une » de l’édition des 20 et 21 septembre 2015 : « Ces intellectuels que revendique le FN ». À l’intérieur du journal, deux pages entières de « Débats » consacrées à tenter de répondre à la question suivante : « Des intellectuels à la dérive ? »

Michel Onfray, Jacques Sapir, Emmanuel Todd, entre autres, sont au cœur de cette polémique qui pose la question plus large des convergences qui, autour de la question de l’euro, mettent à mal le clivage gauche-droite et dessinent des alliances entre la « gauche de la gauche » et la « droite de la droite ». La surprise par rapport à de tels rapprochements est un peu feinte ou naïve dans la mesure où l’on sait, depuis des années, que la question du Front national n’est pas seulement une question de droite posée à la droite, mais aussi une question qui interpelle la gauche et la concerne.

Détestations communes

Le Front national, depuis sa naissance en 1972 et son émergence en tant que puissance électorale en 1984, a été pensé, la plupart du temps, comme une extrême droite, et donc comme un problème à concevoir uniquement dans l’univers référentiel de ce courant dans la longue période historique ou dans son insertion dans un ensemble plus large, celui de la droite et de ses différentes composantes. Sans renier la pertinence de cette approche, il est nécessaire de penser le choix frontiste non pas uniquement à partir de la droite et de ses composantes, mais aussi à partir de la gauche et des flux d’idées, de militants et d’électeurs qui peuvent en provenir.

Sur le plan des idées, qui peut nier que le mouvement de Marine Le Pen vers les thématiques de gauche de la République, de la laïcité, de l’État et des services publics, mais aussi de la taxation accrue du capital, de la relance par les salaires, de la hausse des droits de douane, n’a pas accentué la fluidité entre Front national et gauche radicale ? Au-delà de ces tropismes communs, ces courants antagonistes partagent –aujourd’hui comme hier- des détestations communes : le capitalisme anonyme, le libéralisme, l’esprit bourgeois… La crise grecque et son issue permettent d’ajouter à cette litanie l’euro qu’il serait nécessaire de détruire afin de restaurer la « souveraineté populaire » et de mettre en place « un projet de reconstruction global de l’économie ».

Florian Philippot (au centre), prototype du transfuge de la gauche vers le FN. Blandine Le Cain/Flickr, CC BY

Ensuite, au niveau des militants le passage d’individus ayant fait leurs premières armes à gauche et rejoignant le Front national a toujours été une réalité. Le premier secrétaire administratif du FN, de 1972 à 1978, Victor Barthélémy avait fait le chemin du communisme au fascisme, puis au FN. Aujourd’hui, des responsables frontistes, comme Florian Philippot, Fabien Engelmann ou encore Bertrand Dutheil de la Rochère ont débuté leur carrière politique au sein de la gauche souverainiste ou extrême.

Enfin, au plan électoral, en quarante années de développement d’un Front national qui est passé de 190 921 électeurs lors de l’élection présidentielle de 1974 à 6 421 426 électeurs lors de l’élection présidentielle de 2012, des cohortes de nouveaux électeurs sont venues de la gauche, ont rompu avec elle ou encore ont entretenu un compagnonnage entre tropisme de gauche et vote frontiste.

Les trois dimensions du gaucho-lepénisme

Ces différents itinéraires que l’on peut rassembler sous le terme générique de « gaucho-lepénisme » restent peu étudiés et font l’objet de polémiques incessantes. Beaucoup d’analystes ont du mal à reconnaître ces itinéraires en raison de leur atypie. Comme si la gauche ne pouvait que rester étrangère à toute forme de compagnonnage ou de proximité avec certaines des valeurs du Front national. Or, il est assez évident que, particulièrement dans des contextes de crise économique, sociale ou intellectuelle, de vraies ruptures avec les héritages de gauche, d’une génération à l’autre ou au sein d’une même génération, peuvent surgir et éloigner nombre d’individus du territoire de leurs affinités d’origine.

Ce gaucho-lepénisme comporte trois dimensions différentes et distinctes. Ce peut être, tout d’abord, un « gaucho-lepénisme d’origine » (électeurs frontistes venant d’un milieu familial de gauche), mais aussi un « gaucho-lepénisme de l’instant » (électeurs frontistes qui continuent à revendiquer leur appartenance à la gauche) ou encore « un gaucho-lepénisme de destination » (électeurs frontistes qui dans un second tour gauche/droite préfèrent choisir la gauche). En 2012, les premiers représentaient 27 % de l’électorat lepéniste, c’est-à-dire environ 1,7 million d’électeurs. Les seconds : 10 %, soit environ 630 000 électeurs. Et les troisièmes 17 % (57 % ayant choisi Nicolas Sarkozy et 26 % ayant choisi l’abstention ou le vote blanc ou nul) – soit environ 1 million d’électeurs.

Marine Le Pen favorite dans le Nord Pas-de-Calais. Blandine Le Cain/Flickr, CC BY

À quelques semaines des élections régionales, le « gaucho-lepénisme » se confirme. Dans la grande région Nord Pas de Calais-Picardie, où Marine Le Pen est annoncée en tête au premier tour des régionales avec 35 % d’intentions de vote, l’apport des électeurs de gauche à la dynamique frontiste est même légèrement plus important que l’apport venu de la droite. Si 17 % des électeurs ayant voté Nicolas Sarkozy en 2012 s’apprêtent à voter pour les listes du Front national, ce sont 15 % des électeurs de François Hollande et 11 % de ceux de Jean-Luc Mélenchon qui les rejoignent. Quantitativement il y aura plus de transferts de la gauche que de la droite dans les nouveaux électeurs frontistes, si le mouvement se confirme début décembre.

Tropisme social-nationaliste

Ce phénomène n’a rien d’étonnant quand on sait que, depuis des décennies, notamment lors des référendums sur la question européenne, et particulièrement lors de celui de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, c’est un même tropisme social-nationaliste qui réunit « non de gauche » et « non de droite ».

Les électeurs proches du PCF ont voté à 95 % en faveur du « non », 96 % des sympathisants du Front national ont fait de même. Ils ont été rejoints par 59 % des sympathisants du Parti socialiste (sondage Jour du Vote TNS Sofres, 29 mai 2005). C’est sur un ensemble de préoccupations nationales et sociales souvent communes que ces électeurs du « non » se sont rapprochés.

Dix ans plus tard, il était inévitable que ces proximités s’expriment au niveau des intellectuels et des stratégies politiques qu’ils dessinent. Le « mouvement d’en haut » a rejoint le « mouvement d’en bas ».

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